Vous trouverez ci-dessous les six derniers extraits que j'avais publié dans la rubrique challenge de Cocyclics l'an passé. Les trois derniers sont fusionnée en un seul, puisqu'en fait, je les avais divisés artificiellement pour tenir dans les 4000 signes autorisés sur le challenge.
J'espère que le résumé présent sur le fil du challenge et ces extraits vous rafraîchiront la mémoire avant d'en découvrir de nouveaux dans les jours à venir, sur Cocyclics. :)
Extrait 19 : Au fond de l'étang.
La scène est vécue du point de vue d'Igor.
Extrait :
Le vent souffle de plus en plus fort, les arbres ploient
sous ses assauts. Cette forêt, jusqu'ici trop tranquille, devient soudain
agitée, presque hystérique. Moins de trente mètres jusqu'au coude. Malgré la
tempête, les arbres semblent toujours aussi nombreux. Plus espacés, peut-être,
mais à perte de vue, il ne voit que des troncs, branches et grappes d'épines.
Il est maintenant obligé de s'abriter à l'aide de son avant-bras pour que la
pluie ne gifle pas ses yeux.
Son pied
droit heurte une racine et le déséquilibre. Igor lance ses bras vers le sol
pour amortir sa chute mais parvient à se rétablir. Le vent le pousse sur le
côté gauche. Il glisse sur la boue et tombe à plat ventre en travers du
sentier. Son visage et son cou plongent dans l'étang. Pendant un court instant,
surpris par la force de sa chute, il savoure le calme et le silence que l'eau
glaciale. Igor ouvre les yeux, bat des paupières dans l'eau trouble, prêt à se
relever.
Ses yeux
voient alors un spectacle qui happe toute son attention. À quelques mètres de
lui, presque à fleur d'eau, des squelettes grimaçants semblent s'agiter au gré
de la pluie. Quelques morceaux de chair s'accrochent encore à leurs os.
Surtout, il en reconnaît un, à cet étrange chapeau qui caractérise le chef des
spectres.
Ils sont là !
Son souffle
se coupe.
Sur le fond
de l'étang, il repère plusieurs chaudrons en métal noir, énormes. La main du
squelette s'agite subitement, son bras se tend vers lui au ralenti. Il ne peut
s'empêcher de fixer ce squelette qui lui dévoile ses dents dans un sourire
carnassier.
Brusquement,
on le tire de l'eau. Igor reprend son souffle par réflexe, dans un grand bruit.
Il se rend alors compte que son cœur bat trop fort. Il toussote tandis que ses
yeux tentent de se réhabituer à la pluie et au vent.
—
Sergent-chef, ça va ?
Il est encore
à quatre pattes, les genoux et les mains dans la boue. Accroupi à côté de lui,
Piotr le regarde. Mais Igor, lui, ne voit que cet abominable squelette.
—
Sergent-chef ! Répond moi, bon sang.
Piotr le
secoue avec force. Bientôt, d'autres chaussures entrent dans son champ de
vision. Une autre voix lui parle.
— Igor !
Répond-nous Igor.
C'est la
voix de Karl.
— Ça va, je
vais bien, lance-t-il d'une voix trop faible pour couvrir le boucan de la
pluie.
— Qu'est-ce
que tu dis ?
Il soupire,
ferme les yeux et prend une grande inspiration.
— Je vais
bien ! crie-t-il.
Karl
l'observe, les joues mangées par la barbe, zébré par les coulées d'eau qui
parcourent son visage. Ragaillardi par l'inquiétude de son major, il pose un
pied à terre et commence à se redresser, malgré le lourd poids de son sac.
Piotr lui propose son épaule comme appui et il empoigne sa vareuse.
— Allons,
viens, ne restons pas si près de l'étang, dit Karl.
Ses jambes
lui semblent molles, sans force. Il ressent plus que jamais la morsure du
froid, comme s’il ne faisait que quatre ou cinq degrés. Entouré par Piotr et
Karl, il marche de son mieux. Quinze mètres jusqu'au coude que le sentier
forme. La marche lui redonne un peu de vigueur mais le vent lui gèle le corps
jusqu'aux os. Pourtant, celui-ci est moins puissant, maintenant. Il parcourt
les derniers mètres en se libérant de l'étreinte de ses deux soutiens.
— C'est
bon, tout va bien, leur dit-il.
—
Sergent-chef, tu es pâle comme un linge, répond Piotr qui ne le quitte plus des
yeux.
— Il a
raison, Igor.
Karl
adresse un signe à la troupe. Ici, au creux du coude, le vent se résume à une
légère brise. La pluie, en revanche, est toujours aussi violente.
— On va
faire une halte ici quelques minutes. Qu'est-ce qui t'es arrivé mon vieux ?
— Rien,
répond Igor. Je me suis pris les pieds dans une racine, le vent ma poussé vers
l'étang et c'est tout.
— C'est tout ? Sergent-chef, t'es
resté au moins deux minutes la tête dans l'eau.Extrait 20 : Que faire de Werner ?
Contexte :
La troupe a enfin passé l'étang. La pluie a cessé. Karl organise une pause pour ses soldats, afin de leur permettre de se reposer un peu et de se changer pour ceux qui le peuvent. Pendant ce temps, il parle avec l'adjudant Hermann Fleiser et le sergent-chef Igor Olienkov de Werner, en prévision de leur arrivée à Briansk - Karl estime qu'ils sont à une quinzaine de kilomètres - et de la menace de Werner de dénoncer les trois sous-officiers à la gestapo pour avoir couvert la désertion de Harald et son groupe.
C'est Hermann Fleiser qui parle en premier.
Extrait 2 :
—
Justement, c'est là que je veux en venir. Sitôt qu'on sera à Briansk, il ira
vois ses copains en noir. Je vous rappelle qu'on l'a menacé parce qu'il tirait sur
ce qu'il a pris pour des déserteurs. Et il faut bien dire qu'on n'a pas revu
Harald et les quatre soldats qui l'ont suivi. Comment va-t-on justifier le fait
de l'avoir empêché de les abattre, malgré les consignes ?
Le silence
s'impose. Hermann met le doigt sur quelque chose que Karl a repoussé loin de
son esprit, mais il faut bien qu'il y revienne.
— Il est
seul, répond le major. Seul contre nous tous. Si je donne une position commune
à tout le monde, je pense que tout le monde suivra.
— Tu penses
? Ou tu sais ?
Karl pince
ses lèvres.
— Je pense.
— Je suis
désolé de te contredire, major, ça fait moins de vingt-quatre heures qu'on se
connaît, tu m'as sauvé la vie et tu m'as accepté parmi ta troupe. Je te
respecte énormément et je pense que tu es un excellent sous-officier de la
Heer. Toi aussi, Igor. Vous vous complétez bien, tous les deux.
— Arrête la
brosse à reluire, adjudant, coupe Karl d'un ton sec. Qu'est-ce que tu essayes
de me dire ?
— Avec tout
le respect, je crois que tu te berces d'illusions.
Fleiser
plante son regard dans celui du major. Depuis le début, l'adjudant a été
souriant, détendu. Cette fois, il y a beaucoup de fermeté et de dureté en lui.
Un aspect de sa personne qu'il n'avait pas encore révélé.
— Tes gars
ont la trouille, je suis bien placé pour en parler, maintenant, reprend-il. Il
n'y a aucun doute sur le fait qu'ils te préfèrent largement à ce type. Mais la
Gestapo, c'est autre chose. Un sous-officier apprécié de ses supérieurs peut
espérer avoir un peu de soutien, ils ne l'attaqueront pas de front. Mais tu as
pensé à tes conscrits ? Ou a tes petits jeunes ? Quand ils voient les uniformes
noirs, ils palissent. Eux, personne de poids ne les soutient, et ils le savent.
Il suffira qu'il y ait un peu trop de pression, et ils cracheront le morceau.
Et je suis certain que tu le sais aussi bien que moi.
Karl pousse
un soupir agacé. Bien sûr que Fleiser a raison. Mais envisager les solutions
qui découlent de cette logique lui plaît encore moins que d'affronter la
Gestapo.
— Qu'est-ce
que tu ferais, à ma place ?
— Je lui
ferais faire un petit somme.
Un silence
glacial s'abat. Igor hausse les sourcils en direction de l'adjudant qui, pour
sa part, ne cille même pas.
— Tu te
rends bien compte de…
— De ce que
ça implique, oui. C'est bien vous qui m'avez raconté que ce salopard a utilisé
un de ses potes comme bouclier humain quand on lui a tiré dessus, non ? Il a
bien voulu abattre l'autrichien et son groupe ?
— Ce n'est
pas parce que c'est un salopard que j'ai le droit d'en devenir un.
Le ton de
Karl devient dur. Il se retient de parler fort pour que ses hommes ne
l'entendent pas. Ses yeux ne lâchent pas ceux de l'adjudant.
— Je suis
dans la Wehrmacht depuis douze ans, Hermann. Des saloperies, on nous en a fait
faire un paquet. Jusqu'à exterminer, il n'y a pas d'autres mots, des civils
innocents simplement parce qu'ils sont juifs. Ça, je le porte en moi. Vous,
dans les blindés, vous n'avez pas connu cette période. Igor et moi on peut t'en
parler si tu as envie de faire des cauchemars la nuit. Mais un ordre est un
ordre et je ne serai pas un soldat si je n'obéissais pas.
— Alors
pourquoi tu n'as pas tué Harald ?
— Parce qu'il n'a pas déserté. Il a
désobéi à mon commandement, il a pris une initiative que je n'approuve pas,
mais il n'a pas quitté les rangs de la Heer. Il mérite une punition, mais pas
la mort. De la même manière que Werner a pris une initiative que je n'approuve
pas. Son raisonnement est tronqué, biaisé. Ce type voit tout au travers d'un
prisme faussé par des années de bourrage de crâne.Extrait 22 : Arrivée imminente à Briansk ?
Contexte :
Le discussion entre Hermann et Karl au sujet de Werner n'est pas close, mais il est temps de se préparer à sortir enfin de cette forêt. Karl a récemment consulté sa carte, il sait qu'il n'est vraiment plus loin de Briansk.
Extrait 3 :
Un peu avant dix-huit heures, Karl remonte le groupe pour
rejoindre Igor et Piotr. Il s'étonne de ne pas encore être sorti du cœur de la
forêt. Einrich marche dans son sillage, sans la moindre idée de ce qui
préoccupe le major. Igor retourne son visage, vide d'expression, vers eux. Est-ce
que lui aussi commence à se poser des questions ? Auraient-ils mal évalué la
distance qui les sépare de Briansk ? Les cinq derniers kilomètres doivent se
dérouler au milieu d'arbres, mais sur un tronçon bien plus étroit. Karl pense
que la végétation doit y être moins dense, mais peut-être se trompe-t-il.
(...)18h25. Il se souvient très bien du plan, quoi qu'en dise Igor. Il y a une sorte de corridor entre la forêt et la ville, l'endroit rêvé pour un piège russe. Ils ne tarderont pas à y arriver. Il doit faire vite avec Hermann et remonter en tête de la troupe.
(...)
Il est déjà 18h37. Le sentier continue de bifurquer vers la gauche, formant une courbe peu prononcée.
(...)
Aussi vite
que possible, sans s'obliger à courir par peur d'un claquage, Karl remonte le
groupe. Lorsqu'il rejoint enfin Igor, la physionomie de la forêt n'a toujours
pas évolué. Le sentier redevient droit, puis oblique à nouveau vers l'ouest.
Igor ne dit rien, yeux et oreilles aux aguets. Le mur végétal qui les entoure
refuse de se dégarnir. Le doute assaille le major. Une nouvelle ligne droite
sur deux-cent mètres, puis une courbe, encore vers la gauche. Il distance peu à
peu Igor, c'est à peine s'il a ralenti depuis qu'il l'a rejoint. Chaque
parcelle de son être attend, guette, surveille. Chaque seconde qui passe fait
accélérer son rythme cardiaque. Il ne sait plus à quoi il doit s'attendre. Un
chemin dégagé sur une plaine ou une prairie ? Des T34 et une division entière
de soldats ennemis ? Toute une troupe de la Wehrmacht en ordre de bataille ?
Des fantômes armés de lance et de sabres prêts à les déchiqueter sans une
goutte de sang ?
Ses muscles
se crispent de plus en plus, réveillant ses douleurs au dos et aux jambes. Le
sentier s'élargit nettement devant lui. Le seul son audible est celui de ses
pas sur la terre humide. Pendant une cinquantaine de mètres, le chemin doit
bien faire huit ou dix mètres de large. Il repense alors à Otto, mort depuis
moins de vingt-quatre heures. Il lui semble pourtant que c'était il y a une
semaine qu'il perdait son sous-officier et ami. C'était à un endroit similaire.
Karl sort
la boussole de sa poche et la consulte. Nord-nord-est.
Son cœur
manque un battement.
Ce n'est pas possible !
Il s'arrête et vérifie. Aucun
doute, la boussole donne bien le cap qu'il suit depuis le début. Et elle
continue à donner cette direction même lorsque Karl tourne sur lui-même de
quatre-vingt dix degrés, en direction des arbres. Le point rouge qui marque le
nord est immanquablement sur la gauche, entre vingt-cinq et trente degrés. Il
varie à peine.
Igor le
rejoint, intrigué.
— Donne-moi
ta boussole, la mienne est morte, lance-t-il.
Igor
obtempère sans un mot, mais son regard parle pour lui. Non, une boussole ne se
détraque pas comme ça. En douze ans d'armée, il n'en a jamais vu une seule qui…
Nord-nord-est.
La boussole
d'Igor dit exactement la même chose que la sienne. Sa gorge se serre, son poing
se crispe à en faire blanchir son poing.
— Karl ?
Qu'est-ce qui ne va pas ?
— Regarde
toi-même.
Il aligne
les deux boussoles en direction du sentier. Puis il se tourne. Le regard d'Igor
se transforme à son tour.
— Bordel
de…
— Ouais,
comme tu dis.
— Mais
alors, on est où ?
— Pas très
loin, c'est certain. La carte ne ment pas.
Derrière
eux, les hommes se rassemblent et s'arrêtent.
— Bon, plan
B, lance Karl. Sortez moi des cordes, je vais traverser cette saloperie de
forêt. Briansk est par là.
Son bras désigne la droite. Il ne
regarde même plus la forêt, il ne veut plus la voir.Extrait 23 (fusion des trois derniers extraits du challenge 2016) : La grande traversée.
Le major ne
sait qu'une chose : le temps joue de plus en plus contre lui. Les hommes sont
découragés, fatigués, leurs muscles les lâchent. La traversée de cette forêt
n'a que trop duré. Briansk est par là, droit devant lui, il en est certain. Les
arbres doivent cacher le pont qui permet de traverser la rivière Desna, dernier
rempart naturel avant la ville.
Peu lui
importe que la forêt soit hantée, que ces êtres malsains aient pu, il ne sait
comment, dérégler leurs boussoles. Il doit passer et il passera.
Igor
vérifie une dernière fois l'assemblage des cordes. Une multitude de nœuds lui
permet de disposer de plusieurs centaines de mètres de latitude. Ce ne sera
sans doute pas assez pour aller jusqu'à la rivière, mais au moins, il saura à
quoi s'en tenir au sujet de la difficulté à traverser cette forêt.
— Tu peux y
aller, Karl, tout est prêt.
— Bon.
Alors à tout à l'heure.
Le
sergent-chef se contente d'un hochement de tête, avec le regard rivé vers ses
pieds. Lui aussi commence à céder au découragement. La peur le dévore petit à
petit. Il en sait trop sur ces histoires de spectres et, paradoxalement, toutes
ses connaissances ne l'aident pas à les combattre. Karl, lui, en sait déjà plus
qu'il ne le souhaiterait.
Il avance
d'un pas franc depuis le grand chêne jusqu'à un aulne. Le sol est irrégulier,
encore plus boueux que le sentier. Un parfum puissant l'envahit, mélange de terre
humide, de bois vert, de feuilles et d'autres choses. Une odeur agréable,
plutôt vivifiante. Un nouvel arbre, plus large que lui, se présente. Quelques
branches tombent à hauteur de sa tête. Il les évite, mais rive toujours son
regard vers le sol, plein de pièges. Devant lui, quelques ronces. À une
quinzaine de pas débute un champ d'orties, qui s'est mêlé aux arbres. Elles
montent jusqu'à mi-cuisse. Tant pis, il s'y piquera peut-être mais n'en mourra
pas. Le major est déterminé à marcher droit devant lui.
La faible
clarté qu'offrait le sentier est happée, absorbée par ces arbres immenses et
leurs feuillages touffus. L'été n'est pas la meilleure saison pour s'aventurer
ici. Il lui semble avancer beaucoup plus lentement, maintenant. Il n'a franchi
que six arbres, sept en comptant le tilleul sur lequel il prend appui pour
lever les jambes bien haut. Les orties l'entourent toujours, lui ôtant toute
visibilité au sol.
Il poursuit
sa marche. Ses jambes deviennent plus lourdes. La terre, gorgée d'une eau qui
ne sèche jamais, fait s'enfoncer ses pieds de plusieurs centimètres.
Maintenant, il ressent nettement la fatigue de ses cuisses. Tout son corps
réclame du repos. Malgré les vingt kilos de son sac en moins, son dos proteste
dès qu'il se cambre ou se penche. Ses quadriceps n'apprécient guère la
résistance que leur offre les racines des orties. Ses mollets rechignent à
hisser son corps sur la point des pieds pour limiter l'adhérence de la boue à
ses semelles.
Qu'importe.
Ce n'est pas le moment de faiblir ni de se plaindre. La survie de sa troupe
dépend de lui, de ce qu'il fait en ce moment. Il se reposera lorsqu'il les aura
tous sortis de cette saleté de forêt.
Enfin il
voit le bout de ce satané champ d'orties. Son pantalon de treillis épais l'a
protégé des piqûres. Il a franchi douze arbres. Karl vérifie la corde à
laquelle il est attaché. Celle-ci le suit toujours. En se retournant, il
cherche son point de départ sans le trouver. Il est déjà happé par la
végétation, incapable de distinguer le sentier duquel il est parti. L'horizon,
pour lui, est composé de nuances de vert et de marron.
Il réprime
une hésitation et reprend sa marche, droit devant lui. Les arbres
s'épaississent encore, il parviendrait à peine à ceindre leurs troncs avec ses
deux bras. Leurs branches les plus basses tombent parfois jusqu'à ses épaules,
leur feuillage pendant jusqu'à son torse. La boue s'épaissit encore. Il ne
verrait pas un ennemi à cinq mètres, ici. Impossible de marcher à plus de deux
kilomètres par heure. Heureusement qu'il n'a pas son sac sur le dos, il
risquerait de s'accrocher à une branche et de le déséquilibrer.
Pas après
pas, il progresse dans un silence total. Seul ses pas et son souffle animent la
végétation. Combien d'arbres a-t-il franchi, maintenant ? Vingt ou vingt-et-un ? Qu'importe, après tout. Il lève ses
avant-bras à hauteur de sa casquette. Les branches basses sont de plus en plus
nombreuses. Il ne voit quasiment plus rien. Et cette odeur, tout à l'heure vive
et puissante, devient lourde et entêtante. L'humidité de la forêt commence à
sentir le moisi. De nombreuses mousses garnissent les troncs. Il n'y a plus
d'orties, mais des lierres sauvages qui se répandent parmi les arbres. Son cœur
bat de plus en plus fort, son souffle s'accélère. La corde n'est toujours pas
tendue.
Son pied
droit heurte quelque chose et il bascule vers l'avant, incapable de se retenir.
À genoux dans la boue, il prend appuis sur ses deux mains qui s'enfoncent
jusqu'aux poignets. Un lierre lui chatouille les épaules, des branches mortes
se dressent vers lui. Ses paupières cherchent à se fermer. Cette odeur, bon
sang, quelle lourdeur. Ce parfum l'assomme.
Il tente de
se redresser, mais impossible de s'aider de ses bras, ils sont embourbés. C'est
à son dos qu'il doit demander un effort qui le fait grimacer de douleur. À
grand peine, il parvient à remettre le pied à plat. Il pose ses mains
dégoulinantes de glue marron sur son genou droit et pousse sur sa cuisse. Il ne
peut réprimer un gémissement de douleur, comme s'il devait lever plus d'un
quintal. Karl fait deux pas jusqu'au prochain arbre et prend appui sur lui. Son
souffle est court, sa vue se brouille de plus en plus. Il aimerait se frotter
les yeux, mais il n'en est pas question avec cette boue épaisse sur les doigts.
Où qu'il
regarde, le spectacle est le même, aussi impressionnant qu'effrayant. Le monde
autour de lui est devenu vert. Il ne dispose même pas de cinquante centimètres
de visibilité. Le dos appuyé contre cet arbre, il essaye de réfléchir un court
instant. Quelle distance a-t-il bien pu parcourir ? Cent-cinquante, peut-être
deux-cent mètres ? Et le voilà déjà usé, épuisé, à bout de souffle. Ses hommes
ne pourront pas tous le suivre. Wilhelm, avec son claquage à la cuisse, calera
au milieu du champ d'orties. D'autres comme Alexej, rongé par la tristesse
d'avoir perdu son ami Benedikt, renonceront à la première difficulté. Même
Otto, cette force de la nature habitué à la forêt aurait eu du mal à avancer
ici.
Pauvre Otto
! À peine opéré de la cuisse… Qui sont les salopards qui osent leur faire ça ? De
quel droit prennent-ils leurs vies, les empêchent-ils ainsi de se reposer ? Qui
peuvent-ils être, à la fin ? Des ennemis du Reich, abattus ou torturés ? Non,
impossible. Cette forêt était déjà maudite bien avant la guerre.
Ses
paupières se ferment à nouveau. L'espace d'un instant bref mais bien trop long,
il revoit Otto se débattre, muscles bandés. Ses yeux exorbités, rougis par la
terreur, sa bouche ouverte au maximum, à en faire craquer ses mâchoires. Et ses
hurlements, bon sang !
Il rouvre
les yeux. Dans un sursaut, sa tête recule et cogne le bois du tronc, derrière
lui. Il ne peut pas renoncer, pas maintenant. Peut-être que ce passage est
délicat mais que, plus loin, la forêt est moins dense. Aux abords de l'étang,
le vent parvenait à passer. La visibilité était bien meilleure. Peut-être
qu'aux abords de la rivière, ce sera la même chose. Ce sera sûrement pareil,
d'ailleurs.
D'un bras
faible, il lève la corde, pour voir d'où il vient. Il acquiesce, comme s'il la
remerciait pour l'information précieuse qu'il vient de recevoir, déglutit dans
un léger souffle et se tourne de l'autre côté. Dès le premier pas, son pied
s'enfonce jusqu'à la cheville dans la boue et il manque de tomber à nouveau.
Une branche tombante et épaisse comme son bras lui permet de s'agripper et de
se redresser. Dans un effort douloureux, il dégage son pied et repart. Jusqu'à
hauteur de ses cuisses, des plantes, des végétaux en tout genre envahissent le
sol. Jusqu'à sa poitrine, peut-être même jusqu'à son abdomen, tombent des
feuilles, des brindilles. Des lierres suspendus, semblables à des serpents
enroulés, pendant devant lui. Il ne voit rien. L'odeur entêtante l'anesthésie
un peu plus à chaque pas. Bras levés devant son visage, ne laissant qu'un mince
interstice pour voir devant lui, il avance malgré tout. Il est voûté, à
présent, ramassé sur lui-même à la manière d'un boxeur, au terme d'un trop long
combat. Ses jambes sont en plomb, son corps n'est qu'une douleur lancinante.
Mais Karl ne renonce pas. Il sait ce que les spectres veulent, maintenant. Ils
les épuiseront jusqu'au dernier, jusqu'à pouvoir se repaître de chacun d'eux.
Hors de question pour le major de cette troupe de survivants de leur laisser
cette victoire. Il passeront, peu importe par où, mais ils sortiront de ce
piège.
Depuis
combien de temps est-il noyé sous la végétation ? Il fait si sombre, presque nuit, lui
semble-t-il. Non, c'est juste la visière de sa casquette qui tombe devant ses
yeux. C'est à peine s'il peut les maintenir entrouverts, maintenant. Et cette
fichue corde qui ne se tend toujours pas. Se serait-elle détachée ? Serait-il en train de se perdre dans cet
endroit hostile ?
La frayeur
le ranime. Il tire sur la corde, la lève au niveau de ses épaules. Ça ne sert à
rien, il n'en voit pas le bout. Il la ramène vers lui, mètre par mètre,
guettant le moment où elle résistera à la traction de ses bras. Combien de
brassées va-t-il lui falloir ? Peut-être moins qu'il le craint, si un nœud n'a
pas tenu.
Ça y est,
la corde se tend enfin au bout de plus de cent brassées. Il lui reste moins de
cent mètres de liberté de mouvement. Il ignore bien où tout cela va le mener,
mais il ira jusqu'au bout de ce qu'il peut faire. Ses jambes sont tellement
lourdes, maintenant, que la douleur en devient presque muette. Il respire par
la bouche pour limiter les effets de cette odeur invraisemblable. Ses yeux ne
lui servent presque plus à rien, mais il les garde ouverts.
Encore une
fois, son cœur s'emballe, comme s'il était en train de courir. Son corps est
aussi lourd que s'il marchait dans l'eau. Il ne tiendra plus longtemps. Il
faudrait qu'il s'arrête et boive, mais il balaye cette idée. Il a déjà passé
bien trop de temps ici, Igor et les autres vont finir par s'inquiéter de son
sort. Ils ne doivent pas s'aventurer à sa suite avant qu'il leur ai dit ce qui
les attend. Avant même qu'il puisse juger de l'utilité de plonger dans cet
enfer végétal.
Il lui
semble soudain que les branches sont moins nombreuses, devant lui. Son horizon
s'éclaire. Le major a eu raison d'insister, de s'accrocher à l'espoir. Il y a
toujours un espoir. Ses jambes s'allègent peu à peu. Il se sent plus léger à
chaque nouveau pas. Un sourire commence même à naître sur son visage couvert de
sueur.
Un sentier
! Il y a un sentier à quelques pas de lui. Karl accélère, maintenant que la
boue le retient moins et se redresse. La corde sera-t-elle assez longue pour
aller jusque là ? Il l'espère, mais au pire, il l'attachera à l'arbre le plus
proche. Encore cinq mètres et il posera le pied sur cette terre plus claire,
parsemée de petits cailloux.
Puis, son
esprit émet un doute. Un doute atroce, affreux, mais qui ne peut pas être
avéré.
Son pied droit se pose sur le
sentier. Il fait environ un mètre de large et tourne en courbe douce sur la
gauche. De nombreuses traces de pas le recouvrent déjà, pourtant, il ne voit
personne. Karl avance encore un peu. La corde qui lui enserre la taille
l'arrête. Il la dénoue et l'attache au grand aulne devant lequel il vient de
passer. À mesure qu'il avance, une rumeur monte à ses oreilles dans le silence
oppressant de la forêt. Puis, il voit ce jeune homme assis à terre, dans un
uniforme de sergent, mains attachées devant lui. C'est Werner.J'espère que ça vous a plu. La suite très bientôt sur mon challenge 2017 :)
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