mercredi 20 décembre 2017

Extrait inédit de "Jusqu'au sommeil" challenge 2017.

Pour celles et ceux qui suivent mon challenge sur Cocyclics, c'est ici que vous trouverez la troisième et dernière partie des extraits intitulés "Le testament du spectre en chef."

Avant de vous laisser lire cet extrait, je dois vous avertir : c'est sans doute la scène la plus noire et la plus dure de tout ce projet. Si vous n'avez pas le cœur suffisamment bien accroché, je vous conseille de ne pas aller plus loin.

Mais si vous vous sentez prête ou prêt, je pense que cette dernière étape du voyage au coeur de l'hiver russe va vous donner des sueurs froides.

Bonne lecture !

Extrait inédit : le testament du spectre en chef partie 3/3.

             D’accord, dit-il en faisant un pas vers les Français. Poymat’ ikh !
            « Attrapez-les » traduit aussitôt Igor. Les moujiks se jettent sur les soldats. De derrière leurs dos, ils sortent des gourdins, des buches, des hachettes. À mains nues, les Français se défendent de leur mieux. Lasalle frappe Ivan au visage, avant qu’un autre russe lui envoie un coup au flanc. Il riposte d’un coup de pied dans l’entrejambe de son adversaire. Autour de lui, ses hommes résistent avec vaillance, mais les Russes frappent fort. Sur sa gauche, un moujik brandit son gourdin et Lasalle esquive de justesse. Tourné sur le côté, il voit Gervais, un genou à terre, sortir une dague de sa botte. Un vieux réflexe qu’il a acquis en Espagne et qu’il a conservé depuis. Le sergent regrette de ne pas en avoir fait autant.
            Lasalle fauche une des jambes de son ennemi et l’envoie au sol. Sans hésiter, il enchaîne en levant la jambe pour écraser son talon sur le crâne du moujik. Ivan se rue aussitôt sur lui. Le temps des sourires est bien fini. Le russe arbore un regard incendiaire et dévoile une rangée de dents noircies, comme s’il voulait le dévorer vivant. Il charge sans que Lasalle puisse esquiver. L’épaule d’Ivan lui percute les côtes et lui coupe le souffle. Son dos heurte le mur de la pièce, achevant de l’asphyxier. Les coups pleuvent sur sa tête et son visage, il peut à peine lever les avant-bras pour se protéger. Bientôt, il est plaqué au sol, face contre terre, les bras maintenus avec force dans son dos. Il redresse le visage et voit, impuissant, les autres soldats se faire battre de la même manière. Gervais se fait désarmer un planter sa dague dans la cuisse dans un hurlement désespéré.
            Lorsque tous les soldats sont maitrisés, Ivan se contente d’un hochement de tête vers ses hommes. Lasalle est tiré par les bras et les épaules et emmené dehors sans ménagement. La morsure du froid glacial est immédiate et atroce. Son cœur s’emballe, son regard balaye frénétiquement l’extérieur, à la recherche d’une façon de se sortir du piège. Le sol n’est fait que de neige, déjà foulée maintes fois par les pas des Russes.
            À quelques dizaines de mètres devant la maison, plusieurs énormes marmites noires sont posées sur des feux. La neige a cédé place à des herbes hautes. D’autres moujiks les regardent arriver avec un rictus carnassier. Ceux-ci ont des fourches à la main et leur regard sadique fait accélérer le cœur de Lasalle. Il est trainé vers le récipient le plus à gauche. De toutes les forces qui lui restent, il tente de freiner avec ses jambes, mais les Russes sont forts et lui, très affaibli. Lorsque les trois moujiks se rejoignent, il tombe à genoux. Aussitôt, par réflexe, il tente de ramener ses bras contre ses flancs, mais les Russes tiennent bon.
Pour sa peine, l’homme qui veillait sur la marmite lui assène plusieurs coups de pied dans le ventre. Ses tortionnaires le relâchent alors qu’il essaye de reprendre son souffle. Aussitôt, un nouveau coup de pied dans le flanc le fait rouler sur le dos. Les Russes l’empoignent par les jambes et le col. C’est peut-être sa dernière chance. Il parvient à libérer son pied droit, ne laissant au russe que sa botte. Lasalle frappe de son mieux le genou de son ennemi. Avant qu’il puisse savoir si sa manœuvre est efficace, l’homme qui le tient par le col lui assène un puissant coup dans l’œil, condamnant ses efforts à la vanité. La main large du moujik qui veillait sur la marmite empoigne sa gorge et l’étrangle. Le regard enragé du russe fusille Lasalle. Les battements de son cœur se répercutent à ses tempes. Il ouvre la bouche à la recherche d’air, même le plus froid, mais rien ne rentre. Le sang lui monte au visage et la panique le gagne, agitant ses membres de spasmes.
Alors qu’il se voyait déjà mourir, l’énorme main le lâche et il inspire une immense bouffée d’air glacé. Tout va trop vite pour son esprit fatigué par une guerre ingagnable et une fuite éperdue. C’est à peine s’il a conscience d’être repris par les trois Russes, levé en l’air comme s’il ne pesait rien et plongé dans une eau très chaude.
            Trop chaude.
            Beaucoup trop chaude !
            Un hurlement suraigu jaillit de sa gorge. Il pose les pieds au fond de la marmite pour prendre appui et fuir. Il n’a pas le temps de se relever qu’un moujik lui plante une fourche dans le creux de l’épaule et le plaque contre le métal noir du récipient. Ses jambes continuent à se débattre en l’air, comme mues par une volonté propre qui voudrait les laisser hors de l’eau, mais de grands coups de gourdin sur ses os viennent réprimander ses tentatives.
            Chacun de ses membres lui renvoie une douleur atroce. Ses bras sont brûlés, ses jambes sans doute fracturées. Sans en avoir conscience, il pose les mains sur les bords de la marmite. Elle est encore plus brûlante que l’eau qu’elle contient, il ne parvient pas à détacher ses paumes. Ses pieds plongent au fond de la marmite pour tenter, malgré tout, d’y prendre appui. Son pied droit, celui qui n’a plus de botte, glisse et tout son corps s’enfonce un peu plus dans l’eau. Une gorgée de liquide entre dans sa bouche et incendie sa langue et son palais, arrêtant net son cri. Il tousse, permettant à la fourche de transpercer son épaule de part en part. Il veut la retirer et arrache une main du chaudron, sa peau reste collée sur le métal. Son cœur n’a jamais battu si vite qu’au moment où il aperçoit ses doigts, gonflés, déformés par les cloques énormes et sa paume, décharnée, dévoilant des muscles roses et des os blancs au milieu d’un flot de sang.
            Son hurlement se reforme, mais s’éteint presque aussitôt, sa gorge n’est plus capable de le formuler. Les moujiks sont hilares et l’insultent dans leur langue.
Lasalle réalise soudain qu’il va mourir dans quelques instants. La douleur a pris les commandes de son corps, ses membres s’agitent dans des gestes aussi rageurs qu’inutiles. Dans un effort de volonté, il parvient à tourner la tête, comme pour échapper au spectacle de son supplice. Ses compagnons subissent le même sort que lui. Peut-être même pire encore. Gervais est retenu par cinq hommes, ses bras maintenus par des fourches qui les transpercent de part en part. Un de ses yeux sautille autour de son orbite au rythme de ses mouvements de tête frénétiques, arraché. Un des russes tient la dague de Gervais dans sa main, la lame est rouge de sang.
Adrien semble déjà mort, les yeux révulsés, la bouche si grande ouvert que sa mâchoire a dû être brisée. Les moujiks s’amusent à planter leurs armes dans son abdomen.
            Un violent coup de gourdin ramène son regard à son supplice. Chaque battement de son cœur est un supplice. Ses membres sont une douleur innommable. Il ne peut plus bouger. Il ne peut plus hurler. Une rage jaillit en lui. Ces salopards doivent payer ! Ils ne peuvent pas s’en sortir ainsi.
            Sans qu’il le veuille, sa tête bascule vers l’arrière. La dernière chose qu’il voit est un ciel d’encre, masqué par les branches et les feuilles des arbres.
            Les moujiks doivent payer !
            Seule une étoile brille, plus glaciale que la neige.
            Les ténèbres s’abattent.
            Lasalle pousse son dernier souffle dans un râle.
            L’espace d’un instant de noir et de silence, Igor sent son cœur battre la chamade. En un éclair, une pâle clarté jaillit. Cette fois, Lasalle se déplace en direction de la maison de ses bourreaux. Par les fenêtres, la lumière du feu éclaire faiblement la nuit. Son regard balaye le devant de la maison. Les grands chaudrons noirs ont disparu. Il ne reste des feux que des cendres grises. Il se retourne, ses hommes le suivent. Ils ne sont que des silhouettes sombres, mais l’œil de Gervais, suspendu par son nerf optique, danse lentement le long de sa joue. Aucun son n’émane de leurs pas.
            Lasalle s’arrête contre la porte et y pose son oreille. Son visage traverse le bois et il écarquille les yeux quand il aperçoit une quinzaine de silhouettes, entassées sur la paille, emmitouflées dans des couvertures autour de l’âtre. Son regard s’attarde sur les bouts de visage qui dépassent du tissu grossier. Ils sont tous phosphorescents, comme si les moujiks étaient les spectres et lui et ses soldats, les vivants. À tâtons, il avance à quatre pattes sur le sol souillé. Il se retourne et voit son dos puis ses jambes apparaître au travers de la porte. Il peine à comprendre ce qui lui arrive, mais un sentiment plus puissant que tout le domine. Il veut se venger de ces hommes comme ils les ont torturés à mort.
            Adrien passe le visage au travers du bois et Lasalle lui fait signe d’entrer. Son visage est bouffi de coups et de brûlure, sa bouche est restée grande ouverte, laissant voir une langue qui a doublé de volume. La fureur de Lasalle fait tourner sa tête vers ses bourreaux. Au milieu de ce tas de monstres, il chercher le chef. Celui qui leur a fait croire qu’il allait les aider pour mieux les massacrer. Ivan. Mais sous les couvertures, les visages sont à peine visibles. Alors qu’il se déplace parmi les moujiks, les flammes du feu se réverbèrent dans un objet qui attire son attention. Dans la main d’un des hommes se tient la dague de Gervais. Celle qu’ils ont plantée dans sa cuisse. Puis qu’ils ont utilisé pour arracher son œil.
            Cette découverte décuple sa rage. D’un geste vif, il sort son sabre et se penche vers l’homme qui tient l’arme de son soldat. Son visage entier dépasse des couvertures. Il lève sa lame et la plante dans l’oreille du moujik. Celui-ci hurle et convulse aussitôt. Lasalle a frappé si fort qu’il a cloué sa tête au sol. Un sang aussi translucide que le visage du russe coule le long de son cou.
            Un autre hurlement de terreur résonne soudain et Lasalle se retourne. Imitant son sergent, Adrien a planté sa baïonnette dans le visage d’un autre russe. Il la relève, puis la replante dans le cou de sa victime qui s’époumone de plus belle. Les Français entrent les uns après les autres tandis que les Russes se réveillent. Les cris de leurs camarades, leurs gesticulations désordonnées et leurs visages pétrifiés de douleur les emplissent de terreur. L’un d’eux se lève, Lasalle retire son sabre du visage de sa victime et cherche à le frapper. Sa lame passe au travers du russe sans lui causer le moindre mal.
            Adrien, lui, s’acharne sur sa proie. Gervais vient planter sa baïonnette dans la jambe de la victime du sergent. Deux autres soldats vont prêter main-forte à Adrien tandis que le troisième vient aider Gervais. Lasalle, lui, s’acharne sur les hommes qui se sont éveillés et se recroquevillent au fond de la pièce, près de la cheminée, comme des animaux terrifiés. Ils n’ont d’yeux que pour leurs camarades. Peuvent-ils voir sa troupe ? Pourquoi ne peut-il pas les frapper ?
            Il réessaye, visant les visages translucides. Son sabre fouette l’air une dizaine, une vingtaine de fois, sans le moindre résultat. Il se sent faiblir à chaque nouveau coup qu’il porte. Pas un seul des Russes n’a tourné son regard vers lui. Son épuisement l’aide à calmer sa fureur.
            Les râles de l’homme qui tenait la dague de Gervais changent, perdent de leur puissance. Lasalle se tourne vers ce corps mutilé par des dizaines de coups de baïonnette. À force de se débattre, il a rejeté sa couverture loin de lui. Les trois soldats l’ont transformé en écumoire, du sang coule de tout son corps, toujours translucide, mais de plus en plus rose. Le russe commence à apparaître aux yeux de Lasalle sous forme humaine.
            Comprenant que sa victime est sur le point de mourir, Lasalle se précipite vers lui et plaque sa botte contre son front. Ses hommes s’arrêtent, laissant leurs armes plantées dans la carcasse de leur ennemi et regardent leur sergent. Aucun ne parle, mais tous reconnaissent leur chef. Lasalle rassemble les forces qui lui restent et lève son sabre à deux mains pour l’abattre sur le cou du moujik de toutes ses forces. La tête grimaçante se détache du corps, maintenant bien réel pour lui. Il l’empoigne par la longue tignasse brune et la lève en l’air, telle un trophée de chasse. Une puissante vague d’énergie déferle en lui et un râle horrible, grave et rauque, jaillit de sa gorge.
            Le second russe est sur le point de décéder à son tour. Gervais cherche à le décapiter aussi, mais il manque de force, sa baïonnette ne fait que creuser un sillon dans les chairs du cou, butant sur les vertèbres cervicales. Lasalle s’avance et tranche une seconde tête. Gervais la ramasse et le brandit à son tour. Il paraît soudain plus fort, moins pâle.
            Le sergent contemple les visages terrorisés des moujiks. Ils semblent faits de craie et d’ardoise. Aucun n’a osé s’approcher. Ivan, en particulier, écarquille des yeux terrifiés. Ses mains et ses mâchoires tremblent. Lasalle s’approche de lui et le russe ne le quitte pas des yeux. Il le voit, c’est certain ! Le français pose son front contre celui du moujik, plonge son regard ivre de rage dans le sien.
            — Vous y passerez tous ! lance-t-il dans un murmure rauque et glacial.
            Ivan pousse un gémissement aigu, qui se transforme un cri. Lorsque Lasalle décolle son visage du sien, le russe se lève maladroitement, plaquant ses bras contre ses compagnons et se met à courir comme un fou. Il se rue à l’extérieur, bientôt suivi par les autres, comme autant de volutes de fumée blanche qui vont se noyer dans la neige.
            À nouveau, les ténèbres s’abattent devant les yeux d’Igor pendant un bref instant.
            La vision suivante est plus brève. Lasalle revient dans la maison, mais n’y trouve que les deux cadavres de leurs précédentes victimes. La même scène se reproduit plusieurs fois. Puis, le spectre examine les alentours de la maison, trouvant un sentier qui mène à l’étang où Igor a vu leurs cadavres, mais il n’y a pas âme qui vive. Sur son passage, les rapaces s’envolent, les lapins et les sangliers fuient. De jour comme de nuit, il cherche Ivan et ses ignobles complices. Les saisons passent, mais le décor ne change presque pas. La maison demeure la même, vision après vision. À l’endroit où se tenaient les chaudrons, seule une poignée de brin d’herbe repousse. Le temps semble figé.
            Une nuit, enfin, lorsque Lasalle et ses hommes arrivent aux abords de la maison, une lueur l’éclaire. Quelqu’un a fait brûler un feu dans la cheminée. Le spectre pénètre dans la maison où quatre silhouettes dorment. Igor voit les visages des individus, toujours comme s’ils étaient des fantômes. Aux yeux d’Igor, ils n’ont pas grand-chose en commun avec les moujiks. Il y a deux hommes, dont un très jeune, et deux femmes. Pourtant, Lasalle et les siens les massacrent sans pitié, tranchent leurs têtes et les brandissent, une fois de plus renforcés par leurs âmes.
            Le fil des souvenirs du spectre s’écoule de plus en plus vite, ne s’arrêtant que sur les meurtres que lui et les siens commettent dès que quelqu’un s’endort dans cette forêt. Ils ont tué des centaines d’hommes, femmes et parfois enfants, s’aventurant de plus en plus loin de la maison des moujiks. Le dernier en date est Werner. Un ultime souvenir permet à Igor de voir Lasalle amener sa tête jusqu’à l’étang et l’y jeter, dans un geste de dédain.
            Soudain, l’image de la forêt détrempée et plongée dans la nuit reprend ses droits. La main du spectre est toujours posée sur le crâne d’Igor. Le visage de Lasalle s’approche à quelques centimètres du sien. Il le regarde avec un sourire sadique. Puis, il détache son visage du sergent-chef et va planter son regard fou de fureur dans celui de Piotr.
            — Vous savez, maintenant.
            — Pourquoi tuer tous ces gens ? Ils ne t’ont rien fait !
            — S’ils viennent chez Ivan, alors ils sont les amis d’Ivan. La famille d’Ivan. Tous ceux qui viendront ici mourront, jusqu’à ce que j’aie la tête d’Ivan ! Vous aussi, vous le connaissez. Vous y passerez tous. Tous !
            Avant que Piotr et Igor aient pu répondre, les mains glaciales du spectre lâchent leurs têtes et, dans un râle glacial, il disparaît.