Ce démon de chat
Une
fois de plus, je suis consigné dans ma chambre. Elle est bien trop grande pour
moi, toute la maison de mon père est trop grande. La plupart du temps, je suis
seul ici, avec Antoinette, la gouvernante. Elle me traite avec le même dédain
que tout le monde. Je suis le petit dernier de la famille De Fartas, ni beau ni
brillant. Autant que possible, on me cache comme une maladie honteuse.
Je
n'ai qu'un unique ami, un être chaleureux et bienveillant dans cet
environnement glacial. Ramsès, mon chartreux. C'est le plus magnifique de tous
les chats ! Son pelage gris-bleu est doux comme du velours, il semble briller à
la lumière de ma lampe de bureau. Ses yeux de couleur cuivrée sont uniques,
j'adore les fixer pendant des heures. Ses ronronnements me bercent le soir et sa
petite langue râpeuse sur mon visage me réveille parfois le matin.
Ramsès
et moi avons aussi un point commun : lui non plus, on ne l'aime pas dans cette
demeure. Tout le monde l'appelle "Le démon". C'est vrai qu'il est
narquois et chapardeur. Son passe-temps préféré consiste à voler de la
nourriture, puis parader devant le grand et fortuné Jean-Louis de Fartas avec
son trophée dans la gueule. Je pense que c'est sa façon de montrer à mon père
qui est le patron.
Ce
soir, dans les cuisines, une armée d'hommes en blanc prépare un véritable
festin. Il va y avoir des dizaines de gens très importants, de ceux qui rendent
mon père si riche. Je suis convaincu que Ramsès est quelque part, tapi sous les
étagères en inox, prêt à dérober une belle tranche de viande dès qu'il en aura
l'occasion.
Parfois,
j'imagine sa vie de chat. Il a peut-être découvert des passages secrets dans la
maison, en fouillant la nuit. Il passe par des endroits où personne ne
l'attend. J'ai commencé à griffonner ses histoires, je m'amuse bien. C'est un
gentil démon, qui fait tourner en bourrique les gens qui ne l'aiment pas. Il a
des pouvoirs spéciaux, il peut se cacher dans les miroirs. Il y entre par la
glace et se cache dans les bords.
—
Ramsès ! Foutu chat ! Ramène ça ici tout de suite !
C'était
la voix de mon père. Ça y est, la course-poursuite démarre.
—
Père, que se passe-t-il ? demande Abel.
—
Ramsès a volé une énorme tranche de rosbif ! Trouve-moi ce Bon Dieu
d'animal et punis-le !
—
Mais père, je ne suis pas encore habillé, répond mon frère d'un ton penaud.
—
Bon sang de bois ! Il faut toujours que je fasse tout moi-même.
Dépêche-toi et rejoins-moi, nous ne serons pas trop de deux.
Je
ne peux pas m'empêcher de rire. Combien de fois les ai-je entendus dire des
choses comme ça. Jamais ils n'attrapent Ramsès.
Je
perçois comme un grattement venant de l'entrée de ma chambre. Je me lève et
j'entrouvre doucement la porte. Comme je le pensais, c'est lui. Il me regarde
de ses beaux yeux orangés brillants. Une grosse tranche de rosbif pend des deux
côtés de sa gueule, elle est énorme ! Je ne peux retenir un pouffement et
j'ouvre la porte plus largement pour qu'il puisse entrer. Son grincement
s'entend trop fort et mon père s'en rend compte.
—
Alban, attrape ce sale démon de chat ! hurle mon père.
J'aperçois
son visage rouge de colère en bas. Il grimpe le grand escalier de marbre blanc
aussi vite qu'il peut. Ramsès est au fond de ma chambre, sur mon bureau. Ses petites
pattes marchent sur le cahier dans lequel j'écris ses histoires. Mon père sait
très bien que je ne lui remettrai pas mon chat, tant pis si je me prends encore
une gifle.
La
porte claque contre le mur, Ramsès se crispe sur ses appuis. Jean-Louis de
Fartas est là dans toute sa splendeur. Costume prestigieux sur mesure, chemise
blanche, boutons de manchette en pierres précieuses, il me toise sans un mot.
Je reste assis sur ma chaise dactylo. Dès qu'il voit mon chat, il le fusille
des yeux et se précipite vers mon bureau. Trop tard, Ramsès bondit déjà sur l'étagère
juste à côté, effleurant au passage le grand miroir qui orne le fond de ma
chambre. "Allez mon chat, cache-toi dans la glace ! Utilise tes
pouvoirs." pensé-je en jouant avec mon stylo.
Mon
père saute en hauteur, prenant appui sur l'étagère et la déséquilibre. Le grand
miroir se décroche. Le cadre en métal heurte le bois de mon bureau dans un fracas
assourdissant. Par miracle, il ne se brise pas en chutant et se stabilise
contre le mur.
Le
temps semble se figer un instant. Un tintement flotte dans l'air, comme le
bruit d'un diapason qui continue de vibrer après qu'on l'ait frappé. Mon chat
et son poursuivant s'observent, parfaitement immobiles. J'ai l'impression
d'être le seul qui puisse se mouvoir.
Tout
à coup, devant mes yeux, Ramsès pénètre dans le miroir, suivi par mon père qui
lui hurle dessus. Je reste bouche bée, assis sur ma chaise. Je les vois comme
si je regardais un film à la télévision. Ils sont dans la grande salle de
réception. Ornées de nappes blanches rutilantes, plusieurs tables forment un U
sur toute la largeur. Elles peuvent accueillir des dizaines de personnes.
Ramsès court vers le centre, suivi de mon père dont les chaussures vernies
brillent autant que les couverts argentés.
Mon
chat bondit sur la table du centre, mais elle semble si petite devant lui, on
dirait un jouet d'enfant. Quand il est rejoint par mon père, je réalise que le
mobilier et la vaisselle sont de taille normale. C'est Ramsès qui est immense,
plus grand qu'un tigre ! Du haut de son mètre quatre-vingt-cinq, l'homme qu'il
ne cesse de narguer doit lever la tête pour le regarder dans les yeux.
La
tranche de viande qu'il tient dans sa gueule a la taille d'un tapis. Quand Ramsès la lâche, elle recouvre
l'espace dévolu à trois convives et fait trembler les couverts. Mon père s'immobilise
quand le chat dévoile des crocs immenses en se pourléchant les babines.
—
Qu'est-ce que c'est que cette mascarade ? balbutie soudain mon père, alors que
la transpiration humecte son crâne dégarni.
—
C'est Ramsès, Papa, réponds-je avec un large sourire. Et je crois que tu vas
arrêter de lui courir après.
— Abel, dépêche-toi de venir ici ! appelle-t-il comme s'il ne m'avait pas
entendu.
Moi,
je l'entends très bien et je n'en perds pas une miette. Au milieu de la salle,
dans ce décor luxueux et glacé, fait de marbre bleu, de statues et de tapisseries,
mon chat immense ne quitte pas mon père des yeux. Les reflets cuivrés de son
regard scintillent aussi fort que le cristal des lustres qui garnissent les
hauts plafonds. Il récupère sa tranche de rosbif dans sa gueule, renversant les
assiettes, verres et couverts dans un fracas de
vaisselle brisée. D'un bond gracieux, Ramsès descend de la table. Son poids sur
le sol provoque un coup sourd quand il atterrit. Le plus beau des chats s'approche d'une des
nombreuses statues de style romain qui ornent les murs de la salle. Il lâche
dédaigneusement sa proie et se dresse sur ses pattes arrière.
Dès
que ses griffes se posent dessus, l'œuvre d'art devient un immense griffoir recouvert
de velours blanc. Le socle de la statue se change en moelleux tapis marron, et
une boule en peluche grosse comme un ballon de football pend du sommet, attachée
par une corde épaisse. Ramsès s'étire, ses pattes labourent le cylindre qu'est
devenue la statue. Je ne peux m'empêcher de rire quand mon père s'exclame que
ce maudit démon déchiquète Diane Chasseresse. Mon chat est merveilleux !
Soudain
derrière moi, la porte claque à nouveau contre le mur. Mon grand-frère Abel
vient d'entrer, les cheveux ébouriffés, sa cravate aux armoiries de la famille
pend des deux côtés de son cou. Son visage est empourpré par la colère. Comme
si je n'existais pas, il se rue à travers le miroir et rejoint mon père dans la
vaste salle.
—
Bon sang, mais qu'est-ce que c'est que ce monstre ? lance-t-il en voyant
Ramsès.
Je
m'interroge sur sa réaction. Ne l'a-t-il pas vu avant de traverser la glace ?
—
Je n'en sais rien, fils. Nous devrions peut-être appeler des secours.
Leurs
yeux se croisent un court instant.
—
Non, Père. Un De Fartas affronte toujours l'adversité, c'est vous qui me l'avez
enseigné, répond Abel d'un ton hautain en se mettant entre Ramsès et lui.
Je
m'esclaffe au son d'une réponse aussi creuse.
Le
regard de mon frère balaye la salle. Il se précipite sur une statue de Poséidon
et le dépossède de son trident en métal forgé. Ramsès lui tourne le dos, de
l'autre côté des tables. Il s'approche d'une copie de la Vénus de Milo et la
touche de son énorme patte. En un instant, elle se change en arbre à chat
immense. Il semble contempler son œuvre, sa queue battant l'air, puis poursuit
son petit tour. Dès que ses pattes touchent un objet, il se transforme en jouet
pour félin. Quand il revient vers les tables, les assiettes deviennent des
souris en mousse ou des oiseaux en plastique. Tout n'est bientôt plus qu'une
immense salle de jeux pour un chat géant.
Abel
s'approche de la rangée de nappes blanches. Le trident semble trop lourd pour
lui, il avance d'un pas précipité et maladroit.
—
Allons, sale démon, viens ici si tu oses ! lance-t-il tel un chevalier
prêt à la joute.
—
Fils, sois prudent, de grâce ! implore mon père.
Je
jubile intérieurement quand Ramsès grimpe sur la table, et s'assoit. Sa queue
balaye verres et couverts dans un tintement accompagné de bris de cristal. Toujours
prompt à s'amuser, il lève la patte et attrape une des lames dans ses griffes. À
son tour, celui-ci se transforme en jouet géant. Mon frère se trouve à tenir un
trident en mousse de plus de deux mètres de long. Je vois son visage se
décomposer, comme s'il vivait son pire cauchemar et je hurle de rire. Par
dépit, il lâche son arme et se tourne vers mon père. Il fulmine tellement qu'il
montre les dents, prêt à mordre.
—
Abel, allons, partons d'ici, l'appelle mon père. Nous ne pouvons rien contre…
—
Rien ? C'est ce que nous allons voir !
Fou
de colère, Abel fait volte-face et décoche un violent coup de poing à la
mâchoire de Ramsès, qui claque sur son pelage bleu-gris.
Avant
qu'il ait pu en porter un autre, l'éclairage diffusé par les lustres faiblit.
La pièce se colore d'une teinte orangée, semblable au cuivre des yeux de mon
chat. Les murs bleus s'assombrissent. Le cristal cesse de scintiller. Tout ce
qui compose la grande salle de réception devient plus inquiétant, comme sous
les feux d'un brasier.
Abel
tourne la tête nerveusement autour de lui. Devant ce décor métamorphosé, il
hésite malgré sa colère. Un grognement puissant monte de la gorge de Ramsès et
mon frère se retourne vers lui. Les yeux du félin sont comme deux sphères
enflammées, ses pupilles noires se sont étirées de bas en haut. Ses iris font
apparaître des stries, en dégradé de jaune, orange et rouge. Seuls ses crocs
brillent, semblables à des lames affûtées.
Cette
fois, Abel recule. Mon père est figé par la terreur. Ramsès feule sur eux, sa
gueule est plus effrayante que celle d'aucun fauve. Il descend de la table dans
un bruit sourd et marche vers eux.
—
Chut ! C'est tout, crié-je. Sage Ramsès.
Il
est temps que j'intervienne, avant que mon chat ne se venge du coup qu'il a
reçu. Je me lève de ma chaise et m'avance vers le miroir, comme tout le monde
l'a fait avant moi. Je me heurte la tête contre la glace froide. Debout sur mon
bureau, je ne peux pas traverser.
Ramsès
s'approche encore, mon frère glisse et tombe à terre. D'un coup sauvage, les
griffes de Ramsès arrachent des lambeaux de pantalon et de peau à sa cuisse.
Abel hurle et recule en prenant appui sur ses mains. Il ne peut détacher ses
yeux des sillons sanglants qui se sont imprimés dans ses chairs.
Je
cogne mes poings contre la glace, mais je ne peux toujours pas passer.
—
Ramsès, ça suffit ! Arrête, maintenant.
J'ai
beau crier de toutes mes forces, aucun d'eux ne semble m'entendre.
—
Abel, non ! Au secours, sauvez-nous de ce démon ! glapit mon père.
—
Ramsès, couché ! réponds-je en hurlant.
Cela
ne sert à rien. Je suis condamné à rester spectateur, alors que je suis
probablement le seul qui pourrait me faire obéir de l'énorme chat furieux.
D'un second coup de griffe,
Ramsès laboure l'autre jambe d'Abel, de l'aine au genou. Son cri de douleur est
inhumain, plus aigu que celui d'un bébé. Je l'entends sangloter alors qu'il
implore la pitié du monstre.
Mon père heurte une table avec sa
cuisse, et le chat se retourne d'un geste. Prenant appui, la main de l'homme
effrayé se pose sur une assiette. Sans réfléchir, il la jette sur Ramsès. Le
disque de porcelaine touche le sol au niveau de la patte griffue du félin. Au
contact de son pelage, l'objet se transforme en cadavre de rat ensanglanté.
Ramsès marche dessus et l'écrase dans un bruit étouffé, alors qu'une flaque de sang
de couleur sombre déborde de sous sa patte.
Mon
père contourne les tables, il essaye de fuir l'animal qui ne le quitte pas des
yeux. Les griffoirs géants sont maintenant en lambeaux, des débris faits de
corde jonchent le sol. Des dizaines de cadavres d'oiseaux et de rongeurs sont
éparpillés dans la salle, leur regard exprime encore leur terreur. Les yeux
écarquillés derrière ses lunettes, l'homme en costume est livide. Sa bouche
ouverte ne prononce plus une parole, ne laissant s'échapper qu'un souffle
saccadé. Il se prend soudain les pieds dans une dépouille de rat de plusieurs
dizaines de centimètres de long et trébuche. Ramsès bondit sur lui, toutes
griffes dehors, et le plaque au sol. Je hurle, frappe sur la glace pour que
cesse le carnage. Ma voix masque les cris de terreur de mon père. Ramsès lui
griffe l'épaule comme pour jouer avec lui. Mon père lui envoie un coup de pied
dans le flanc et parvient à se glisser sous une table.
À
quatre pattes, il se précipite vers mon frère qui rampe, son regard rivé vers
moi. Dans son sillage, il laisse derrière lui une longue ligne rouge. Je veux
lui tendre la main, mais une fois encore je me cogne contre la glace. Mon père
le rejoint, le prenant par les bras, cherchant à le traîner au sol.
En
deux bonds, Ramsès les rejoint. Son miaulement sauvage résonne dans la pièce
avec une puissance effroyable, forçant mon père à couvrir ses oreilles. D'un
coup de griffe violent, le monstre lui déchiquète le ventre, envoyant des
giclées de sang sur le visage de mon frère. Plié en deux par cette première
attaque, mon père ne voit pas venir la suivante, qui lui arrache la tête et la
fait voler dans ma direction. Alors que le corps décapité s'effondre à terre en
se tenant les entrailles, son faciès grimaçant de douleur m'apparaît et je
plaque mes mains sur ma bouche pour réprimer une envie de vomir.
Ne
reste plus qu'Abel, mon frère de vingt-et-un ans. J'entends à peine son
gémissement plaintif tant il est faible. Ramsès le rejoint, agitant la queue.
Il pose une de ses énormes pattes sur sa gorge et plante ses griffes dans les
chairs tendres sous le menton. Il cherche à séparer la tête de ses épaules,
tandis que le sang d'Abel coule.
Je
frappe de toutes mes forces contre la glace, je hurle en pleurant devant
l'horreur de ce spectacle. "NON !" Je secoue la tête en répétant ce mot,
le seul qui me vienne à l'esprit. Non je ne veux pas ça. Non, Ramsès n'est pas ce
démon cruel et sanguinaire. Non. NON !
Le temps se fige.
Plus
un son, plus rien. Le noir devant mes yeux clos.
Je
n'ose pas les rouvrir. Je n'entends plus les râles de mon frère à l'agonie ni
les coups de pattes féroces de Ramsès. Il est surement mort, maintenant, mais
je ne peux pas me résoudre à regarder ça. Je n'ai que seize ans. Je ne veux pas
me retrouver seul. Mon père me méprise et Abel me rabroue souvent, mais ils ne
méritaient pas une telle fin.
Toujours aucun son, pas même le
bruit de Ramsès éviscérant ses victimes.
J'entrouvre
un œil.
Ramsès
est là, assis sur les feuilles dont je me sers pour écrire ses histoires. Ses
yeux cuivrés m'observent. Mon cœur bat la chamade alors que je réalise que le
monstre cruel n'est plus. Mon chat est revenu. Il est redevenu lui-même ! Je
pousse un soupir et laisse mon visage se détendre. Il se met debout et s'étire,
faisant le dos rond. Je tends ma main pour le caresser.
Mes
doigts cognent quelque chose de froid et dur dans un bruit mat. Pourtant, Ramsès
est là, il a sa taille normale. Je le vois tourner sur lui-même, piétiner les
pages couvertes de mon écriture. Mes paumes se heurtent à du verre. Je regarde
à droite, puis à gauche. Mon poing frappe la vitre dans un silence feutré,
tandis que Ramsès s'affale sur le flanc, les yeux rivés vers moi.
Soudain,
j'entends un souffle derrière moi. Je fais volte-face. Je vois du sang partout
sur le sol baigné d'une lueur cuivrée. À mes pieds, un cadavre de corbeau mutilé
me regarde, bec ouvert. À quelques pas de moi, Abel est là. Ses doigts crispés
cherchent à m'atteindre. Je me précipite vers lui et lui prends la main. Elle
est glacée, son contact humide. Il se dégage de mon étreinte et tend l'index.
Je me tourne. Sur le mur, un miroir sans tain, semblable à un écran géant, nous
permet d'observer Ramsès, allongé sur mon bureau. Il bâille, la gueule encore
pleine de sang.
—
Ton démon de chat…
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