Avant de vous laisser lire cet extrait, je dois vous avertir : c'est sans doute la scène la plus noire et la plus dure de tout ce projet. Si vous n'avez pas le cœur suffisamment bien accroché, je vous conseille de ne pas aller plus loin.
Mais si vous vous sentez prête ou prêt, je pense que cette dernière étape du voyage au coeur de l'hiver russe va vous donner des sueurs froides.
Bonne lecture !
Extrait inédit : le testament du spectre en chef partie 3/3.
— D’accord,
dit-il en faisant un pas vers les Français. Poymat’
ikh !
« Attrapez-les »
traduit aussitôt Igor. Les moujiks se jettent sur les soldats. De derrière
leurs dos, ils sortent des gourdins, des buches, des hachettes. À mains nues,
les Français se défendent de leur mieux. Lasalle frappe Ivan au visage, avant qu’un
autre russe lui envoie un coup au flanc. Il riposte d’un coup de pied dans
l’entrejambe de son adversaire. Autour de lui, ses hommes résistent avec
vaillance, mais les Russes frappent fort. Sur sa gauche, un moujik brandit son
gourdin et Lasalle esquive de justesse. Tourné sur le côté, il voit Gervais, un
genou à terre, sortir une dague de sa botte. Un vieux réflexe qu’il a acquis en
Espagne et qu’il a conservé depuis. Le sergent regrette de ne pas en avoir fait
autant.
Lasalle
fauche une des jambes de son ennemi et l’envoie au sol. Sans hésiter, il
enchaîne en levant la jambe pour écraser son talon sur le crâne du moujik. Ivan
se rue aussitôt sur lui. Le temps des sourires est bien fini. Le russe arbore
un regard incendiaire et dévoile une rangée de dents noircies, comme s’il voulait
le dévorer vivant. Il charge sans que Lasalle puisse esquiver. L’épaule d’Ivan
lui percute les côtes et lui coupe le souffle. Son dos heurte le mur de la
pièce, achevant de l’asphyxier. Les coups pleuvent sur sa tête et son visage,
il peut à peine lever les avant-bras pour se protéger. Bientôt, il est plaqué
au sol, face contre terre, les bras maintenus avec force dans son dos. Il
redresse le visage et voit, impuissant, les autres soldats se faire battre de
la même manière. Gervais se fait désarmer un planter sa dague dans la cuisse
dans un hurlement désespéré.
Lorsque
tous les soldats sont maitrisés, Ivan se contente d’un hochement de tête vers
ses hommes. Lasalle est tiré par les bras et les épaules et emmené dehors sans
ménagement. La morsure du froid glacial est immédiate et atroce. Son cœur
s’emballe, son regard balaye frénétiquement l’extérieur, à la recherche d’une
façon de se sortir du piège. Le sol n’est fait que de neige, déjà foulée
maintes fois par les pas des Russes.
À
quelques dizaines de mètres devant la maison, plusieurs énormes marmites noires
sont posées sur des feux. La neige a cédé place à des herbes hautes. D’autres
moujiks les regardent arriver avec un rictus carnassier. Ceux-ci ont des
fourches à la main et leur regard sadique fait accélérer le cœur de Lasalle. Il
est trainé vers le récipient le plus à gauche. De toutes les forces qui lui
restent, il tente de freiner avec ses jambes, mais les Russes sont forts et
lui, très affaibli. Lorsque les trois moujiks se rejoignent, il tombe à genoux.
Aussitôt, par réflexe, il tente de ramener ses bras contre ses flancs, mais les
Russes tiennent bon.
Pour sa peine,
l’homme qui veillait sur la marmite lui assène plusieurs coups de pied dans le
ventre. Ses tortionnaires le relâchent alors qu’il essaye de reprendre son
souffle. Aussitôt, un nouveau coup de pied dans le flanc le fait rouler sur le
dos. Les Russes l’empoignent par les jambes et le col. C’est peut-être sa
dernière chance. Il parvient à libérer son pied droit, ne laissant au russe que
sa botte. Lasalle frappe de son mieux le genou de son ennemi. Avant qu’il
puisse savoir si sa manœuvre est efficace, l’homme qui le tient par le col lui
assène un puissant coup dans l’œil, condamnant ses efforts à la vanité. La main
large du moujik qui veillait sur la marmite empoigne sa gorge et l’étrangle. Le
regard enragé du russe fusille Lasalle. Les battements de son cœur se
répercutent à ses tempes. Il ouvre la bouche à la recherche d’air, même le plus
froid, mais rien ne rentre. Le sang lui monte au visage et la panique le gagne,
agitant ses membres de spasmes.
Alors qu’il se
voyait déjà mourir, l’énorme main le lâche et il inspire une immense bouffée
d’air glacé. Tout va trop vite pour son esprit fatigué par une guerre
ingagnable et une fuite éperdue. C’est à peine s’il a conscience d’être repris
par les trois Russes, levé en l’air comme s’il ne pesait rien et plongé dans
une eau très chaude.
Trop
chaude.
Beaucoup
trop chaude !
Un
hurlement suraigu jaillit de sa gorge. Il pose les pieds au fond de la marmite
pour prendre appui et fuir. Il n’a pas le temps de se relever qu’un moujik lui
plante une fourche dans le creux de l’épaule et le plaque contre le métal noir
du récipient. Ses jambes continuent à se débattre en l’air, comme mues par une
volonté propre qui voudrait les laisser hors de l’eau, mais de grands coups de
gourdin sur ses os viennent réprimander ses tentatives.
Chacun
de ses membres lui renvoie une douleur atroce. Ses bras sont brûlés, ses jambes
sans doute fracturées. Sans en avoir conscience, il pose les mains sur les
bords de la marmite. Elle est encore plus brûlante que l’eau qu’elle contient,
il ne parvient pas à détacher ses paumes. Ses pieds plongent au fond de la
marmite pour tenter, malgré tout, d’y prendre appui. Son pied droit, celui qui
n’a plus de botte, glisse et tout son corps s’enfonce un peu plus dans l’eau. Une
gorgée de liquide entre dans sa bouche et incendie sa langue et son palais,
arrêtant net son cri. Il tousse, permettant à la fourche de transpercer son
épaule de part en part. Il veut la retirer et arrache une main du chaudron, sa
peau reste collée sur le métal. Son cœur n’a jamais battu si vite qu’au moment
où il aperçoit ses doigts, gonflés, déformés par les cloques énormes et sa
paume, décharnée, dévoilant des muscles roses et des os blancs au milieu d’un
flot de sang.
Son
hurlement se reforme, mais s’éteint presque aussitôt, sa gorge n’est plus
capable de le formuler. Les moujiks sont hilares et l’insultent dans leur
langue.
Lasalle réalise
soudain qu’il va mourir dans quelques instants. La douleur a pris les commandes
de son corps, ses membres s’agitent dans des gestes aussi rageurs qu’inutiles.
Dans un effort de volonté, il parvient à tourner la tête, comme pour échapper
au spectacle de son supplice. Ses compagnons subissent le même sort que lui.
Peut-être même pire encore. Gervais est retenu par cinq hommes, ses bras maintenus
par des fourches qui les transpercent de part en part. Un de ses yeux sautille
autour de son orbite au rythme de ses mouvements de tête frénétiques, arraché. Un
des russes tient la dague de Gervais dans sa main, la lame est rouge de sang.
Adrien semble
déjà mort, les yeux révulsés, la bouche si grande ouvert que sa mâchoire a dû
être brisée. Les moujiks s’amusent à planter leurs armes dans son abdomen.
Un
violent coup de gourdin ramène son regard à son supplice. Chaque battement de
son cœur est un supplice. Ses membres sont une douleur innommable. Il ne peut
plus bouger. Il ne peut plus hurler. Une rage jaillit en lui. Ces salopards
doivent payer ! Ils ne peuvent pas s’en sortir ainsi.
Sans
qu’il le veuille, sa tête bascule vers l’arrière. La dernière chose qu’il voit
est un ciel d’encre, masqué par les branches et les feuilles des arbres.
Les
moujiks doivent payer !
Seule
une étoile brille, plus glaciale que la neige.
Les
ténèbres s’abattent.
Lasalle
pousse son dernier souffle dans un râle.
L’espace
d’un instant de noir et de silence, Igor sent son cœur battre la chamade. En un
éclair, une pâle clarté jaillit. Cette fois, Lasalle se déplace en direction de
la maison de ses bourreaux. Par les fenêtres, la lumière du feu éclaire
faiblement la nuit. Son regard balaye le devant de la maison. Les grands
chaudrons noirs ont disparu. Il ne reste des feux que des cendres grises. Il se
retourne, ses hommes le suivent. Ils ne sont que des silhouettes sombres, mais
l’œil de Gervais, suspendu par son nerf optique, danse lentement le long de sa
joue. Aucun son n’émane de leurs pas.
Lasalle
s’arrête contre la porte et y pose son oreille. Son visage traverse le bois et
il écarquille les yeux quand il aperçoit une quinzaine de silhouettes,
entassées sur la paille, emmitouflées dans des couvertures autour de l’âtre.
Son regard s’attarde sur les bouts de visage qui dépassent du tissu grossier. Ils
sont tous phosphorescents, comme si les moujiks étaient les spectres et lui et
ses soldats, les vivants. À tâtons, il avance à quatre pattes sur le sol
souillé. Il se retourne et voit son dos puis ses jambes apparaître au travers
de la porte. Il peine à comprendre ce qui lui arrive, mais un sentiment plus
puissant que tout le domine. Il veut se venger de ces hommes comme ils les ont
torturés à mort.
Adrien
passe le visage au travers du bois et Lasalle lui fait signe d’entrer. Son
visage est bouffi de coups et de brûlure, sa bouche est restée grande ouverte,
laissant voir une langue qui a doublé de volume. La fureur de Lasalle fait
tourner sa tête vers ses bourreaux. Au milieu de ce tas de monstres, il
chercher le chef. Celui qui leur a fait croire qu’il allait les aider pour
mieux les massacrer. Ivan. Mais sous les couvertures, les visages sont à peine
visibles. Alors qu’il se déplace parmi les moujiks, les flammes du feu se
réverbèrent dans un objet qui attire son attention. Dans la main d’un des
hommes se tient la dague de Gervais. Celle qu’ils ont plantée dans sa cuisse.
Puis qu’ils ont utilisé pour arracher son œil.
Cette
découverte décuple sa rage. D’un geste vif, il sort son sabre et se penche vers
l’homme qui tient l’arme de son soldat. Son visage entier dépasse des
couvertures. Il lève sa lame et la plante dans l’oreille du moujik. Celui-ci
hurle et convulse aussitôt. Lasalle a frappé si fort qu’il a cloué sa tête au
sol. Un sang aussi translucide que le visage du russe coule le long de son cou.
Un
autre hurlement de terreur résonne soudain et Lasalle se retourne. Imitant son
sergent, Adrien a planté sa baïonnette dans le visage d’un autre russe. Il la
relève, puis la replante dans le cou de sa victime qui s’époumone de plus
belle. Les Français entrent les uns après les autres tandis que les Russes se
réveillent. Les cris de leurs camarades, leurs gesticulations désordonnées et
leurs visages pétrifiés de douleur les emplissent de terreur. L’un d’eux se
lève, Lasalle retire son sabre du visage de sa victime et cherche à le frapper.
Sa lame passe au travers du russe sans lui causer le moindre mal.
Adrien,
lui, s’acharne sur sa proie. Gervais vient planter sa baïonnette dans la jambe
de la victime du sergent. Deux autres soldats vont prêter main-forte à Adrien
tandis que le troisième vient aider Gervais. Lasalle, lui, s’acharne sur les
hommes qui se sont éveillés et se recroquevillent au fond de la pièce, près de
la cheminée, comme des animaux terrifiés. Ils n’ont d’yeux que pour leurs
camarades. Peuvent-ils voir sa troupe ? Pourquoi ne peut-il pas les
frapper ?
Il
réessaye, visant les visages translucides. Son sabre fouette l’air une dizaine,
une vingtaine de fois, sans le moindre résultat. Il se sent faiblir à chaque
nouveau coup qu’il porte. Pas un seul des Russes n’a tourné son regard vers
lui. Son épuisement l’aide à calmer sa fureur.
Les
râles de l’homme qui tenait la dague de Gervais changent, perdent de leur
puissance. Lasalle se tourne vers ce corps mutilé par des dizaines de coups de
baïonnette. À force de se débattre, il a rejeté sa couverture loin de lui. Les
trois soldats l’ont transformé en écumoire, du sang coule de tout son corps,
toujours translucide, mais de plus en plus rose. Le russe commence à apparaître
aux yeux de Lasalle sous forme humaine.
Comprenant
que sa victime est sur le point de mourir, Lasalle se précipite vers lui et
plaque sa botte contre son front. Ses hommes s’arrêtent, laissant leurs armes
plantées dans la carcasse de leur ennemi et regardent leur sergent. Aucun ne parle,
mais tous reconnaissent leur chef. Lasalle rassemble les forces qui lui restent
et lève son sabre à deux mains pour l’abattre sur le cou du moujik de toutes
ses forces. La tête grimaçante se détache du corps, maintenant bien réel pour
lui. Il l’empoigne par la longue tignasse brune et la lève en l’air, telle un
trophée de chasse. Une puissante vague d’énergie déferle en lui et un râle
horrible, grave et rauque, jaillit de sa gorge.
Le
second russe est sur le point de décéder à son tour. Gervais cherche à le
décapiter aussi, mais il manque de force, sa baïonnette ne fait que creuser un
sillon dans les chairs du cou, butant sur les vertèbres cervicales. Lasalle s’avance
et tranche une seconde tête. Gervais la ramasse et le brandit à son tour. Il
paraît soudain plus fort, moins pâle.
Le
sergent contemple les visages terrorisés des moujiks. Ils semblent faits de
craie et d’ardoise. Aucun n’a osé s’approcher. Ivan, en particulier, écarquille
des yeux terrifiés. Ses mains et ses mâchoires tremblent. Lasalle s’approche de
lui et le russe ne le quitte pas des yeux. Il le voit, c’est certain ! Le
français pose son front contre celui du moujik, plonge son regard ivre de rage
dans le sien.
—
Vous y passerez tous ! lance-t-il dans un murmure rauque et glacial.
Ivan
pousse un gémissement aigu, qui se transforme un cri. Lorsque Lasalle décolle
son visage du sien, le russe se lève maladroitement, plaquant ses bras contre
ses compagnons et se met à courir comme un fou. Il se rue à l’extérieur,
bientôt suivi par les autres, comme autant de volutes de fumée blanche qui vont
se noyer dans la neige.
À
nouveau, les ténèbres s’abattent devant les yeux d’Igor pendant un bref
instant.
La
vision suivante est plus brève. Lasalle revient dans la maison, mais n’y trouve
que les deux cadavres de leurs précédentes victimes. La même scène se reproduit
plusieurs fois. Puis, le spectre examine les alentours de la maison, trouvant
un sentier qui mène à l’étang où Igor a vu leurs cadavres, mais il n’y a pas
âme qui vive. Sur son passage, les rapaces s’envolent, les lapins et les
sangliers fuient. De jour comme de nuit, il cherche Ivan et ses ignobles
complices. Les saisons passent, mais le décor ne change presque pas. La maison
demeure la même, vision après vision. À l’endroit où se tenaient les chaudrons,
seule une poignée de brin d’herbe repousse. Le temps semble figé.
Une
nuit, enfin, lorsque Lasalle et ses hommes arrivent aux abords de la maison,
une lueur l’éclaire. Quelqu’un a fait brûler un feu dans la cheminée. Le
spectre pénètre dans la maison où quatre silhouettes dorment. Igor voit les
visages des individus, toujours comme s’ils étaient des fantômes. Aux yeux
d’Igor, ils n’ont pas grand-chose en commun avec les moujiks. Il y a deux
hommes, dont un très jeune, et deux femmes. Pourtant, Lasalle et les siens les
massacrent sans pitié, tranchent leurs têtes et les brandissent, une fois de
plus renforcés par leurs âmes.
Le
fil des souvenirs du spectre s’écoule de plus en plus vite, ne s’arrêtant que
sur les meurtres que lui et les siens commettent dès que quelqu’un s’endort
dans cette forêt. Ils ont tué des centaines d’hommes, femmes et parfois
enfants, s’aventurant de plus en plus loin de la maison des moujiks. Le dernier
en date est Werner. Un ultime souvenir permet à Igor de voir Lasalle amener sa
tête jusqu’à l’étang et l’y jeter, dans un geste de dédain.
Soudain,
l’image de la forêt détrempée et plongée dans la nuit reprend ses droits. La
main du spectre est toujours posée sur le crâne d’Igor. Le visage de Lasalle s’approche
à quelques centimètres du sien. Il le regarde avec un sourire sadique. Puis, il
détache son visage du sergent-chef et va planter son regard fou de fureur dans
celui de Piotr.
—
Vous savez, maintenant.
—
Pourquoi tuer tous ces gens ? Ils ne t’ont rien fait !
—
S’ils viennent chez Ivan, alors ils sont les amis d’Ivan. La famille d’Ivan.
Tous ceux qui viendront ici mourront, jusqu’à ce que j’aie la tête d’Ivan !
Vous aussi, vous le connaissez. Vous y passerez tous. Tous !
Avant que Piotr et Igor aient pu répondre,
les mains glaciales du spectre lâchent leurs têtes et, dans un râle glacial, il
disparaît.