mercredi 18 octobre 2017

extraits de "jusqu'au sommeil" challenge 2016 : partie 1/5

Je ne pensais pas le faire, mais plusieurs d'entre vous m'ont convaincu de vous proposer tous les extraits de l'an passé. Certains d'entre vous n'avait pas pu me suivre en 2016, c'est donc le moment d'une bonne séance de rattrapage.
Et en ce domaine, vous allez être servis car, des extraits, j'en avais quand même publié 25 en tout.

Je vais étaler tout ça sur plusieurs jours, car je ne crois pas que vous ayez le temps de tout lire d'une traite. Donc, pour commencer, voici les 5 premiers extraits, issus du début du récit.


Extrait 1 : Le refuge (version modifiée).


16 juillet 1943

            Un obus explose à trente mètres de lui, projetant fumée et terre. Assourdi, le major Karl Friedmann s’accroupit et porte ses avant-bras contre ses oreilles. Au travers des fragments de terre et des volutes de fumée qui se dissipent, il observe l’horizon. Depuis l’est, au loin, il distingue déjà plusieurs silhouettes de blindés. Dans cette grande plaine de boue, que se disputent des dizaines de carcasses calcinées et autant de cadavres, il a une vue dégagée, mais les longs canons des chars russes T34 peuvent aisément le toucher, même s’ils visent les panzers qui se replient vers l’ouest.
            Au nord, il aperçoit la trentaine d’hommes rescapés de sa division. Il les a dirigés vers la forêt, faute de meilleur abri. Une poignée de chars panther, les plus mobiles de l’armée allemande, fait vrombir ses moteurs pour se quitter la plaine au plus vite.
            Le sifflement d’un nouvel obus retentit. Un char panther, couvert de boue et déjà cabossé sur le flanc gauche, est touché. La chenille gauche éclate en petites tiges de fer qui s’éparpillent sur la plaine. Le blindé, soulevé par le souffle, s’affaisse sur son flanc. Karl s’y dirige, espérant à la fois s’abriter derrière la carcasse, et voir si le pilote du char a survécu.
            Juste avant que le major arrive jusqu’au panther, l’écoutille s’ouvre dans un long grincement et un homme en sort et se jette au sol. Le major s’arrête juste devant lui et s’accroupit. Sur son épaule, il distingue la couleur vert pré des Panzerdiviszions. Il lui tapote sur le bras. L'homme réagit aussitôt en tournant la tête vers lui.
            — Major Friedmann, entame-t-il, trente-et-unième division d'infanterie. Tu peux te lever ?
            — Adjudant Fleiser, neuvième blindée. Oui, je crois que ça ira, Major.
            Les deux soldats se taisent et regardent la progression ennemie. Les T34 avancent vite. Dans leur sillage, une masse progresse et devient visible à l’horizon. Il ne faut surtout pas s’éterniser sur cette plaine.
            — Alors, on y va adjudant, ordonne le Major en se remettant sur ses pieds tout en restant penché. Suis-moi !
            La terre n'est pas trop humide, ils peuvent courir. Friedmann voit ses hommes, à plusieurs centaines de mètres, aux abords de la forêt. Il se retourne brièvement, constate que Fleiser est bien dans son sillon et poursuit sa course. Deux nouveaux obus s’abattent, loin derrière eux. À l’ouest, les derniers panzers achèvent de se replier, on entend à peine le vrombissement de leurs moteurs, maintenant.
            La trentaine de soldats de la Wehrmacht attend son Major. Leurs uniformes sont couverts de boue et de sang Certains sont noircis par le feu ou la graisse des chars derrière lesquels ils se sont abrités. Quelques hommes ont de petites plaies ouvertes au visage ou aux mains. D'autres portent déjà des bandages, comme Günter, qui craint de perdre son œil gauche. La mine basse, ils ne parlent pas. Le choc de cette déroute les a assommés, tout autant que cet ordre du Führer de se replier. Après tant de mois de préparatifs, en dix jours, l'Opération Citadelle se solde par un terrible fiasco.
            Dès lors, le rôle de Karl est de maintenir ses hommes en vie, de leur permettre de se retrancher vers une place forte et fermement tenue par la Wehrmacht. Son regard balaie ses troupes. Tous sont debout et attendent ses instructions, sauf Otto, son sous-officier chargé des transmissions radio. Il est assis, jambes tendues, au pied d'un arbre. Son visage grimace de douleur. À côté de lui, accroupi et focalisé sur la jambe gauche, un homme à lunettes affiche un faciès inquiet.
            — Qu'est-ce qu'il a ?
            — Au moins une balle dans la jambe, Major. Peut-être deux, difficile à voir.
            — Je peux marcher, Major ! J'ai de quoi me faire des béquilles, ça va aller, crie le blessé pour couvrir le son de nouveaux obus qui éclatent à quelques dizaines de mètres d'eux.
            — D'accord Otto, alors on y va. Wilhelm, tu restes avec lui.
            L'homme à lunettes opine du chef. Friedmann appelle à lui deux soldats et un sergent-chef et leur confie la tâche d'ouvrir la marche dans la forêt qui se dessine devant eux.
            — Où va-t-on ? demande l'adjudant Fleiser.
            — Pour le moment, on se retranche dans la forêt, là ou les blindés russes ne viendront pas nous chercher. Ensuite, j'aviserai.
            — Excusez-moi, Major, intervient un jeune homme blond au visage osseux, mais ne devrions-nous pas tout faire pour ralentir l'ennemi ?
            Sa remarque fait se retourner plusieurs soldats qui adressent à son dos un regard noir.
            — Nous sommes trente fantassins, sergent Klemper. Ils sont des milliers à venir du nord-est, avec du mortier et des chars. Les ordres sont de se replier, alors on se replie.
            L'éclatement d'un obus à quelques dizaines de mètre d'eux fait sursauter le sergent.

            — Et nous n'avons pas de temps à perdre, achève Karl. Alors en route, en silence et au pas de charge.


Extrait 2 : Briefing.

            Le visage carré d'Otto grimace sous la douleur. Fermement appuyé sur d'épaisses béquilles, il suit Igor, tandis que Karl ferme la marche. Les trois sous-officiers posent leur paquetage et tendant une toile épaisse sur laquelle ils pourront s'asseoir. Dans un silence presque total, les soldats les imitent. Otto sort la radio de son sac et pousse un juron.
            — Qu'est-ce qu'il y a ?
            — Elle a pris une balle !
            Le Major se penche sur l'appareil au plein milieu duquel s'est foré un large trou. L'œuvre d'un fusil d'assaut, pense-t-il.
            — Essaie quand-même. Appelle la sixième division d'infanterie.
            Otto manipule l'appareil qui ne répond pas. Il lève vers Karl un regard désolé.
            — Nous voilà sourds et muets, maintenant, commente Igor.
            — C'est pas le moment d'être négatif. On est en vie, ce n'est déjà pas rien.
            Igor baisse les yeux.
            — Désolé, tu as raison, Major.
            — Bon, faute de radio, voyons ce qu'on peut faire.
            Il déploie une grand carte de la région, aidé en cela par Otto qui tient le coin supérieur gauche et Igor qui prendre la pan droit. Toute la région y est représentée, depuis Kharkov au sud jusqu'à Kirov et Toula au nord. Ils sont au bas de la forêt de Briansk, longue étendue boisée avec laquelle certains d'entre eux ont eu l'occasion de faire connaissance.
            — Déjà, entame Karl, pas question d'aller à l'est.
            — On peut basculer à l'ouest, vers le QG du General Model, propose Otto. C'est ce qu'il y a de plus proche.
            — Je ne sais pas. Je ne vois pas Model retourner là-bas.
            — Tu veux remonter sur Briansk ? demande Igor.
            — Ça me semble la meilleure option. On peut progresser à couvert et on tombera sûrement sur des hommes de Lemelsen ou de notre General Zorn.
            — Tu ne veux vraiment pas aller au sud ?
            — Non, mon vieux. Je te rappelle que ça ne s'est pas mieux passé pour le General Hoth et ses troupes que pour nous. Si les soviets ne sont pas cons, ils vont essayer de nous prendre en tenaille. Je sais que tu n'aimes pas cette forêt, Igor, mais on la connaît, au moins en partie. Briansk est à nous, bien gardée.
            — Environ cinquante kilomètres à vol d'oiseau, dans ce merdier, soupire Otto.
            — Wilhelm va s'occuper de ta jambe, mon vieux. On ne te laissera pas moisir ici.
            Otto lui adresse un regard de gratitude. Le haut de sa cuisse gauche est maintenant enserré dans une sangle très serrée. Son pantalon est lacéré, sans doute par un coup de couteau, et laisse voir une plaie rougie, fraîchement nettoyée. Le trou causé par la balle est aussi large que celui qui a détruit la radio.
            — On fait halte où on y retourne tout de suite ? demande Igor.
            — Je préfère qu'on se remette en mouvement tant qu'il fait jour. Comme l'a dit Otto, on a cinquante bornes à vol d'oiseau. On ne pourra pas aller tout droit, il y a des marécages en plein milieu. Quelles sont les rations de bouffe ?
            — Deux jours. Trois en se rationnant, répond Igor.
            — On ne se rationne pas. Dans deux jours, on est à Briansk. Il y avait quelques sentiers plutôt praticables, un peu plus loin. Si on les retrouve, on avancera plus vite. On doit pouvoir faire trente kilomètres par jour, peut-être plus.
            À ces mots, Otto lève les yeux vers le Major.
            — Je sais mon vieux, trente bornes sur des béquilles, c'est pas la fête. On va t'aider.
            — Tu sais bien que…
            — Je sais, tu n'aimes pas qu'on t'aide, tu préfères aider les autres.
            — Puis je pèse plus de cent kilos, je ne suis pas un cadeau à transporter.
            Sa remarque fait naître un sourire sur les bouches d'Igor et Karl.
            — On va aller voir Wilhelm. Igor, tu organises les gars. On fonce plein nord, on cherche les sentiers que les hommes du General Zorn avaient trouvés. Ils ne doivent pas être bien loin.
            Igor acquiesce, mais son regard rappelle à Karl que le sergent-chef souhaite lui parler plus en détail de cette histoire de forêt maudite.
            — Je fais le point avec notre infirmier et je te rejoins, conclut-il.

Extrait 3 : Mama Olienkov. 

Contexte :
La marche se poursuit à travers la forêt, en attendant de trouver le sentier dont Karl se souvient. Igor a laissé deux conscrits tchèques, Alexej et Benedikt, ouvrir la marche. Il commence à raconter à Karl pourquoi sa Mama a fait partir sa famille de la Russie pour l'Allemagne. 

Extrait :
            — Elle était tsariste, ta Mama ?
            — Non, répond Igor. Elle était voyante.
            Karl fronce les sourcils et considère Igor, cherchant en lui des traces de mensonge. Il réalise soudain que jamais le sergent-chef ne lui avait parlé du métier qu'exerçait sa mère.
            — Tu ne m'avais pas dit.
            — Les mystiques, voyants et autres ne sont pas toujours bien vus, et leurs enfants non plus. Mais, après tout, même le Führer consulte des voyants. Et puis je veux que tu comprennes bien pourquoi je te dis tout ça.
            Le Major se tait à nouveau et laisse son sergent-chef poursuivre son explication, à voix de plus en plus basse.
            — Les voyantes parlent aux esprits. C'est ainsi qu'elles apprennent quantité de choses. Elle a su que Lénine et ses hommes allaient répandre la terreur dans la Mère Russie. Que ceux qui ne seraient pas d'accord avec eux seraient punis et qu'il fallait partir. Mais c'était la fin de la guerre, pas la période la plus facile pour émigrer. Elle a accouché de moi en février 1918 pendant que mon père faisait tourner sa boucherie à plein régime pour amasser de l'argent, et dès qu'elle a pu, elle est partie pour s'installer chez les cousins près d'Orel. C'était déjà plus calme. Elle a attendu le mois d'octobre pour se remettre en route vers l'Allemagne. Elle m'a raconté que, pendant qu'elle était à Orel, elle a été attirée par la forêt de Briansk. Elle sentait les esprits. Mais elle n'a pas osé les approcher, elle sentait trop de colère chez eux.
            Karl conserve le silence pendant quelques secondes. En une poignée de minutes, il vient d'apprendre beaucoup de choses sur Igor, qu'il connaît depuis le début de l'invasion de la France. Il comprend mieux maintenant pourquoi le sergent-chef est superstitieux.
            — D'accord, je comprends mieux pourquoi tu me dis tout ça. Mais maintenant, Igor, on fait quoi ? Je veux dire, tactiquement, à part traverser la forêt jusque Briansk, qu'est-ce qu'on peut faire ?
            C'est au tour d'Igor de se taire. La pénombre gagne encore du terrain. La nuit na tardera pas à tomber et compliquera la progression de leur troupe.
            — Il faut être très vigilant, c'est tout. Si tu vois des arbres très noueux, ou plusieurs arbres morts côte à côte, c'est un signe. Il ne faut pas s'en approcher. C’est ce que Mama m’a appris.
            — Bon, d'accord. De toute façon, tu restes en tête de la troupe. S'il faut contourner certains arbres, tu passes la consigne.
            Le sergent-chef opine du chef. Son visage se détend un peu, il est content que Karl l'ait écouté.
            — Major ?
            — Oui ?
            — Tu ne parles pas de ça, d'accord ? C'est entre nous deux seulement.
            Igor se prend les pieds dans une racine, et manque de tomber. Karl le rattrape sous le bras et prend appui sur un tronc d'arbre pour s'aider à le relever.
            — Ça reste entre nous, lui murmure-t-il.
            Le sergent-chef se remet debout et accélère pour rejoindre les hommes de tête.
            L'espace d'un instant, Karl s'arrête, un peu troublé par ces étonnantes révélations. À nouveau, il ne sait que penser des propos de son sergent-chef. Il est convaincu de ce qu'il dit, et deviendrait presque convaincant. L'adjudant et les cinq soldats passent devant lui, enjambant la racine dans laquelle Igor s'est pris les pieds. Elle ressort largement du sol, d'une bonne quinzaine de centimètres. Dans la pénombre, elle est très difficile à voir.
            Il crie à l'intention des hommes de queue de s'en méfier. Puis, il regarde le tronc penché sur lequel il a pris appui. En fait, il semble s'agir de deux arbres, dont les troncs se sont entrelacés et qui forment un arc sous lequel les soldats sont en train de passer.
            Il ne peut s'empêcher de se demander si, du point de vue d'Igor, cela constituerait un arbre noueux. Puis il se souvient qu'il n'est pas superstitieux. Il a permis à son sous-officier de contourner les arbres qu'il juge suspect dans le but de le rassurer. Lorsque Werner passe, les yeux rivés sur le sol, Karl lui emboîte le pas.

Extrait 4 : Extraction (public averti).

Contexte :
Le sentier a été trouvé, mais le groupe a un problème. La blessure d'Otto, causée par une balle ennemie, le fait beaucoup souffrir. Robuste, il parvient à suivre le rythme grâce à des béquilles improvisées, mais il ne tiendra pas jusqu'à Briansk. En accord avec Wilhelm, un appelé qui était infirmier dans le civil, la décision est prise de tenter de lui enlever la balle, avec les moyens du bord, et sans anesthésie. 

Extrait :
            Wilhelm prend une profonde inspiration et attrape sa bouteille d'alcool. Il en fait tomber un filet juste sur la plaie. Otto serre les dents et gémit. L’infirmier demande la lumière à Karl qui ramène sa lampe à vingt centimètres de la plaie, en prenant soin de ne pas masquer la vision de Wilhelm. Le silence est total.
            Une pince métallique aux bords élargis, semblable à de petites cuillers, plonge dans les chairs du sergent chef, Wilhelm prenant soin de toucher les chairs le moins possible, mais il doit s’assurer que le trajet pour sortir la balle sera droit. Lentement, il enfonce son outil, regard rivé sur la plaie. Déjà, Otto bande ses muscles et il doit le rappeler à l’ordre. Le sergent-chef souffle bruyamment et se détend un peu. La pince poursuit son trajet jusqu'au moment où elle touche quelque chose. Quatre bons centimètre de muscle le sépare de la balle, évalue Karl.
Wilhelm donne l'ordre de maintenir. Les quatre hommes appuient de tout leur poids sur les membres d'Otto tandis que l'infirmier ouvre les lamelles de sa pince. Le métal s'enfonce dans les chairs. Le sang monte de la plaie et s'écoule sur la cuisse. Otto se retient de crier jusqu'au moment où Wilhelm touche la balle. Son hurlement est un râle puissant, sa cuisse droite se soulève de quelques centimètres avant que Fleiser la ramène au sol.
            L’infirmier plonge une petite pince dans le creux formé par la plus grande. D’un geste rapide, il la referme sur le projectile, et parvient à la soulever de quelques millimètres. Aussitôt, Otto bande sa cuisse et referme le tunnel de chair.
            — Détends-toi, Otto, demande l'infirmier d'une voix douce.
            — J'essaye, putain, j'essaye !
            Malgré ses affirmations, le sergent-chef contracte ses muscles de plus belle. Wilhelm attend quelques secondes, immobile au-dessus de la plaie sanglante.
            — Qu'est-ce qui se passe ? demande le Major
    Il y a trop de pression, major. S'il ne se détend pas, je n'y arriverai pas.
            — Sergent-chef, détend-moi cette guibole !
            La cuisse s'agit de soubresauts. Le muscle se détend puis se retend aussitôt. Soudain, comme si le système nerveux d'Otto avait enfin compris le message, le vaste externe se relâche à nouveau. La balle glisse de la pince et retombe d'un demi-millimètre avant que le muscle se bande à nouveau, l'empêchant de retomber sur l'os.
            Wilhelm éponge le sang de son mieux, mais malgré le garrot, celui-ci continue de suinter. Il reprend son souffle et plonge une fois de plus son outil dans les chairs à vif du sergent-chef. Il parvient à nouveau à saisir la balle, mais cette fois, Otto hurle et contracte tous ses muscles. Malgré les demandes de Wilhelm et les ordres de Karl, c'est à peine si l'étau de son quadriceps se desserre.
            — Et merde ! s'écrie Wilhelm.
            — Tu ne peux rien faire ?
            — Si, mais tant pis pour lui.
            Sans donner plus d'explication, l'infirmier amène une nouvelle pince, plus large, sur la plaie. Il la pose sur les bords de la chair, faisant crier Otto de plus belle.
            — Tenez-le de toutes vos forces, les gars, demande Wilhelm.
            — Tu fais quoi, bordel ! hurle Otto.
            — Dans dix secondes, tu seras débarrassé de ce truc.
            Karl déglutit. D'un geste sûr de la main gauche, l'infirmier plaque la grande pince contre la plus petite. Il en écarte les branches avec ses deux index, puis, à l'aide de son pouce, la maintient ouverte. Otto pousse des hurlements de fureur. Les quatre hommes peinent à le maintenir en place. Ses spasmes agitent les piquets en métal et font danser les lumières au dessus de lui. Wilhelm reste concentré sur sa tâche. Il a sorti la première pince qui lui tenait lieu d’écarteur et s’empare de l’outil qui enserre la balle, d'un geste lent et précautionneux. La plaie est grande ouverte et du sang coule généreusement. Malgré tout, l’infirmier remonte la balle hors de la cuisse d'Otto. Enfin, il relâche la pression de la seconde pince et la retire. La plaie se referme sur un léger flot de sang, vite épongé, tandis que les plaintes du sergent-chef cessent.
            — Ça y est, mon vieux, t'es tranquille lui lance Karl tandis que Wilhelm présente la balle à ses yeux.
            Derrière et autour de lui, des applaudissements se lèvent. Il se tourne vers l’extérieur et découvre une demi-douzaine de ses hommes, à quelques mètres de la bâche où Otto est allongé. Ils ont gardé le silence durant toute l’opération.
    Le spectacle vous a plu ?
— On est désolé, Major, répond Harald, un grand soldat très mince avec son fort accent autrichien, mais c’est la faute au sergent-chef Kelswehr, il empêche tout le monde dormir.
Des rires fusent dans les rangs, y compris chez Wilhelm. Karl tourne son regard vers Otto qui sourit.


Extrait 5 : Les hurlements d'Otto (public averti).

Contexte :
La première nuit est tombée, plongeant la troupe dans un noir profond. Suite à l'opération d'Otto, des tours de gardes sont organisés pour surveiller le campement. Les soldats vont pouvoir dormir un peu. Parmi les sous-officiers, c'est Karl qui effectue le premier tour de garde, lampe à la main.

Extrait :
            Son tour de garde commence. Il sera ensuite relayé par Igor, dans un peu moins de trois heures et en profitera pour dormir un peu. Ensuite, il reprendra les commandes.
            Alors qu'il revient vers la clairière, jonchée de tentes en toile kaki, le faisceau de sa lampe se pose sur l'endroit où se tenait la bâche sur laquelle Wilhelm a opéré Otto. Il n'aurait pas pensé que le jeune infirmier parviendrait à extraire cette balle avec une telle maîtrise. Il a sous-estimé son sang-froid.
            Un hurlement puissant retentit et le fait sursauter. Son cœur s'emballe aussitôt. Il se retourne et en cherche la provenance. Quelques secondes de silence précèdent un nouveau cri, plus aigü et plus effroyable encore.
            On dirait la voix d'Otto !
            Le son provient de sa gauche. Wilhelm jaillit de sa tente et se précipite droit devant lui. Karl le suit. Un nouveau cri, éraillé, terrifiant. Otto roule sous sa tente et se fige sur l’herbe. Tous deux y parviennent et s'accroupissent devant lui. Le sergent-chef est allongé au sol, juste vêtu de son slip, yeux exorbités, bras et jambes en croix.
            — Otto ! Qu'est-ce que si passe ?
            Un hurlement éraillé et surpuissant lui répond. Le major déglutit, son regard cherche à analyser ce qu'il voit, à y trouver un sens.
            — Non ! glapit Otto. NOOOON !
            Wilhelm se précipite dans la tente et s'agenouille à côté du flanc du sergent-chef. Il est torse nu, en nage.
            — Sergent-chef, qu'est-ce qui se passe ?
            Otto ne lui accorde pas même un regard. Ses yeux exorbités sont rivés vers le ciel nocturne. Un violent spasme le secoue et ses abdominaux se contractent avec force. Il décolle son avant-bras gauche du sol, bandant son biceps et ses pectoraux comme si cet effort était très difficile. Il hurle à nouveau et son poing s'abat contre la terre avec puissance.
            Igor arrive en trombe aux côtés de Karl. L'espace d'une seconde, le Major l'observe. Il a le même regard d'effroi que l’homme qui se débat à terre.
            — NOOON, PAS ÇA, NOOOON ! hurle Otto
            Son thorax et son abdomen se décollent du sol, ainsi que son bassin. Il serre les jambes puis les écartent d’un mouvement vif. L’impression que son sous-officier est possédé traverse l’esprit de Major. Une trainée de sueur froide coule le long de son cou. D’autres soldats accourent et se figent devant l’effrayant spectacle.
            — Wilhelm, qu'est-ce qu'il a ?
            — J'en sais rien, Major, j'en sais rien !
            L’infirmier, bouche grande ouverte, observe l’homme qu’il a soigné, son regard passant de la tête aux pieds à toute vitesse.
            — Il faut le calmer nom de Dieu !
            Otto se déhanche au moyen de mouvements saccadés. Il serre les dents sous l’effort colossal qu’il est en train de livrer. Ses yeux s'injectent de sang.
            — NOOOON PITIÉÉÉ !!!
            Son corps se tortille une nouvelle fois puis retombe au sol dans le plus atroce cri de douleur et de terreur que Karl ait jamais entendu. Soudain, Otto se replie sur lui-même, les mains pressées contre son entrejambe. Il ne hurle plus, mais pleure. Il gémit le mot "Non" sans arrêt.
            — Wilhelm, fais quelque chose !
            Le jeune infirmier reste bouche bée, effrayé comme tous les autres devant ce spectacle incompréhensible. Otto se retrouve à nouveau sur le dos, membres écartés. Ses yeux emplis de larmes fixent à nouveau les étoiles. Sa mâchoire tremble, ses muscles sont tendus à leur paroxysme.
            Karl se précipite sur lui et pose sa main sur le torse du sergent-chef. Son corps est glacial, mais il sent son rythme cardiaque très rapide.
            — Otto, répond-moi !
            Il ne le regarde pas. À nouveau, ses yeux s'écarquillent.
            — Salopards, sanglote-t-il.
            L'instant d'après, son corps se détend d'un seul coup. Ses jambes et ses bras s'étalent sur l'herbe, inertes. Son visage garde l'empreinte d'une terreur profonde. Le cœur de Karl manque un battement, ses yeux s’exorbitent.
            — Otto ! OTTO !!!
      Wilhelm se joint au major et se penche sur le sergent-chef inanimé. Son regard chargé d’impuissance croise celui du Major. 

2 commentaires:

  1. Je viens de lire les cinq extraits d'affilée en grignotant mon dessert. C'est extra et très prenant. M'en vais prolonger le dessert,du coup, pour lire la suite ! ^^

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Dominique ! <3 Ah mince, du coup je vais ruiner tes efforts matinaux... Mais après tout, fais-toi plaisir ;)

      Supprimer