mercredi 20 décembre 2017

Extrait inédit de "Jusqu'au sommeil" challenge 2017.

Pour celles et ceux qui suivent mon challenge sur Cocyclics, c'est ici que vous trouverez la troisième et dernière partie des extraits intitulés "Le testament du spectre en chef."

Avant de vous laisser lire cet extrait, je dois vous avertir : c'est sans doute la scène la plus noire et la plus dure de tout ce projet. Si vous n'avez pas le cœur suffisamment bien accroché, je vous conseille de ne pas aller plus loin.

Mais si vous vous sentez prête ou prêt, je pense que cette dernière étape du voyage au coeur de l'hiver russe va vous donner des sueurs froides.

Bonne lecture !

Extrait inédit : le testament du spectre en chef partie 3/3.

             D’accord, dit-il en faisant un pas vers les Français. Poymat’ ikh !
            « Attrapez-les » traduit aussitôt Igor. Les moujiks se jettent sur les soldats. De derrière leurs dos, ils sortent des gourdins, des buches, des hachettes. À mains nues, les Français se défendent de leur mieux. Lasalle frappe Ivan au visage, avant qu’un autre russe lui envoie un coup au flanc. Il riposte d’un coup de pied dans l’entrejambe de son adversaire. Autour de lui, ses hommes résistent avec vaillance, mais les Russes frappent fort. Sur sa gauche, un moujik brandit son gourdin et Lasalle esquive de justesse. Tourné sur le côté, il voit Gervais, un genou à terre, sortir une dague de sa botte. Un vieux réflexe qu’il a acquis en Espagne et qu’il a conservé depuis. Le sergent regrette de ne pas en avoir fait autant.
            Lasalle fauche une des jambes de son ennemi et l’envoie au sol. Sans hésiter, il enchaîne en levant la jambe pour écraser son talon sur le crâne du moujik. Ivan se rue aussitôt sur lui. Le temps des sourires est bien fini. Le russe arbore un regard incendiaire et dévoile une rangée de dents noircies, comme s’il voulait le dévorer vivant. Il charge sans que Lasalle puisse esquiver. L’épaule d’Ivan lui percute les côtes et lui coupe le souffle. Son dos heurte le mur de la pièce, achevant de l’asphyxier. Les coups pleuvent sur sa tête et son visage, il peut à peine lever les avant-bras pour se protéger. Bientôt, il est plaqué au sol, face contre terre, les bras maintenus avec force dans son dos. Il redresse le visage et voit, impuissant, les autres soldats se faire battre de la même manière. Gervais se fait désarmer un planter sa dague dans la cuisse dans un hurlement désespéré.
            Lorsque tous les soldats sont maitrisés, Ivan se contente d’un hochement de tête vers ses hommes. Lasalle est tiré par les bras et les épaules et emmené dehors sans ménagement. La morsure du froid glacial est immédiate et atroce. Son cœur s’emballe, son regard balaye frénétiquement l’extérieur, à la recherche d’une façon de se sortir du piège. Le sol n’est fait que de neige, déjà foulée maintes fois par les pas des Russes.
            À quelques dizaines de mètres devant la maison, plusieurs énormes marmites noires sont posées sur des feux. La neige a cédé place à des herbes hautes. D’autres moujiks les regardent arriver avec un rictus carnassier. Ceux-ci ont des fourches à la main et leur regard sadique fait accélérer le cœur de Lasalle. Il est trainé vers le récipient le plus à gauche. De toutes les forces qui lui restent, il tente de freiner avec ses jambes, mais les Russes sont forts et lui, très affaibli. Lorsque les trois moujiks se rejoignent, il tombe à genoux. Aussitôt, par réflexe, il tente de ramener ses bras contre ses flancs, mais les Russes tiennent bon.
Pour sa peine, l’homme qui veillait sur la marmite lui assène plusieurs coups de pied dans le ventre. Ses tortionnaires le relâchent alors qu’il essaye de reprendre son souffle. Aussitôt, un nouveau coup de pied dans le flanc le fait rouler sur le dos. Les Russes l’empoignent par les jambes et le col. C’est peut-être sa dernière chance. Il parvient à libérer son pied droit, ne laissant au russe que sa botte. Lasalle frappe de son mieux le genou de son ennemi. Avant qu’il puisse savoir si sa manœuvre est efficace, l’homme qui le tient par le col lui assène un puissant coup dans l’œil, condamnant ses efforts à la vanité. La main large du moujik qui veillait sur la marmite empoigne sa gorge et l’étrangle. Le regard enragé du russe fusille Lasalle. Les battements de son cœur se répercutent à ses tempes. Il ouvre la bouche à la recherche d’air, même le plus froid, mais rien ne rentre. Le sang lui monte au visage et la panique le gagne, agitant ses membres de spasmes.
Alors qu’il se voyait déjà mourir, l’énorme main le lâche et il inspire une immense bouffée d’air glacé. Tout va trop vite pour son esprit fatigué par une guerre ingagnable et une fuite éperdue. C’est à peine s’il a conscience d’être repris par les trois Russes, levé en l’air comme s’il ne pesait rien et plongé dans une eau très chaude.
            Trop chaude.
            Beaucoup trop chaude !
            Un hurlement suraigu jaillit de sa gorge. Il pose les pieds au fond de la marmite pour prendre appui et fuir. Il n’a pas le temps de se relever qu’un moujik lui plante une fourche dans le creux de l’épaule et le plaque contre le métal noir du récipient. Ses jambes continuent à se débattre en l’air, comme mues par une volonté propre qui voudrait les laisser hors de l’eau, mais de grands coups de gourdin sur ses os viennent réprimander ses tentatives.
            Chacun de ses membres lui renvoie une douleur atroce. Ses bras sont brûlés, ses jambes sans doute fracturées. Sans en avoir conscience, il pose les mains sur les bords de la marmite. Elle est encore plus brûlante que l’eau qu’elle contient, il ne parvient pas à détacher ses paumes. Ses pieds plongent au fond de la marmite pour tenter, malgré tout, d’y prendre appui. Son pied droit, celui qui n’a plus de botte, glisse et tout son corps s’enfonce un peu plus dans l’eau. Une gorgée de liquide entre dans sa bouche et incendie sa langue et son palais, arrêtant net son cri. Il tousse, permettant à la fourche de transpercer son épaule de part en part. Il veut la retirer et arrache une main du chaudron, sa peau reste collée sur le métal. Son cœur n’a jamais battu si vite qu’au moment où il aperçoit ses doigts, gonflés, déformés par les cloques énormes et sa paume, décharnée, dévoilant des muscles roses et des os blancs au milieu d’un flot de sang.
            Son hurlement se reforme, mais s’éteint presque aussitôt, sa gorge n’est plus capable de le formuler. Les moujiks sont hilares et l’insultent dans leur langue.
Lasalle réalise soudain qu’il va mourir dans quelques instants. La douleur a pris les commandes de son corps, ses membres s’agitent dans des gestes aussi rageurs qu’inutiles. Dans un effort de volonté, il parvient à tourner la tête, comme pour échapper au spectacle de son supplice. Ses compagnons subissent le même sort que lui. Peut-être même pire encore. Gervais est retenu par cinq hommes, ses bras maintenus par des fourches qui les transpercent de part en part. Un de ses yeux sautille autour de son orbite au rythme de ses mouvements de tête frénétiques, arraché. Un des russes tient la dague de Gervais dans sa main, la lame est rouge de sang.
Adrien semble déjà mort, les yeux révulsés, la bouche si grande ouvert que sa mâchoire a dû être brisée. Les moujiks s’amusent à planter leurs armes dans son abdomen.
            Un violent coup de gourdin ramène son regard à son supplice. Chaque battement de son cœur est un supplice. Ses membres sont une douleur innommable. Il ne peut plus bouger. Il ne peut plus hurler. Une rage jaillit en lui. Ces salopards doivent payer ! Ils ne peuvent pas s’en sortir ainsi.
            Sans qu’il le veuille, sa tête bascule vers l’arrière. La dernière chose qu’il voit est un ciel d’encre, masqué par les branches et les feuilles des arbres.
            Les moujiks doivent payer !
            Seule une étoile brille, plus glaciale que la neige.
            Les ténèbres s’abattent.
            Lasalle pousse son dernier souffle dans un râle.
            L’espace d’un instant de noir et de silence, Igor sent son cœur battre la chamade. En un éclair, une pâle clarté jaillit. Cette fois, Lasalle se déplace en direction de la maison de ses bourreaux. Par les fenêtres, la lumière du feu éclaire faiblement la nuit. Son regard balaye le devant de la maison. Les grands chaudrons noirs ont disparu. Il ne reste des feux que des cendres grises. Il se retourne, ses hommes le suivent. Ils ne sont que des silhouettes sombres, mais l’œil de Gervais, suspendu par son nerf optique, danse lentement le long de sa joue. Aucun son n’émane de leurs pas.
            Lasalle s’arrête contre la porte et y pose son oreille. Son visage traverse le bois et il écarquille les yeux quand il aperçoit une quinzaine de silhouettes, entassées sur la paille, emmitouflées dans des couvertures autour de l’âtre. Son regard s’attarde sur les bouts de visage qui dépassent du tissu grossier. Ils sont tous phosphorescents, comme si les moujiks étaient les spectres et lui et ses soldats, les vivants. À tâtons, il avance à quatre pattes sur le sol souillé. Il se retourne et voit son dos puis ses jambes apparaître au travers de la porte. Il peine à comprendre ce qui lui arrive, mais un sentiment plus puissant que tout le domine. Il veut se venger de ces hommes comme ils les ont torturés à mort.
            Adrien passe le visage au travers du bois et Lasalle lui fait signe d’entrer. Son visage est bouffi de coups et de brûlure, sa bouche est restée grande ouverte, laissant voir une langue qui a doublé de volume. La fureur de Lasalle fait tourner sa tête vers ses bourreaux. Au milieu de ce tas de monstres, il chercher le chef. Celui qui leur a fait croire qu’il allait les aider pour mieux les massacrer. Ivan. Mais sous les couvertures, les visages sont à peine visibles. Alors qu’il se déplace parmi les moujiks, les flammes du feu se réverbèrent dans un objet qui attire son attention. Dans la main d’un des hommes se tient la dague de Gervais. Celle qu’ils ont plantée dans sa cuisse. Puis qu’ils ont utilisé pour arracher son œil.
            Cette découverte décuple sa rage. D’un geste vif, il sort son sabre et se penche vers l’homme qui tient l’arme de son soldat. Son visage entier dépasse des couvertures. Il lève sa lame et la plante dans l’oreille du moujik. Celui-ci hurle et convulse aussitôt. Lasalle a frappé si fort qu’il a cloué sa tête au sol. Un sang aussi translucide que le visage du russe coule le long de son cou.
            Un autre hurlement de terreur résonne soudain et Lasalle se retourne. Imitant son sergent, Adrien a planté sa baïonnette dans le visage d’un autre russe. Il la relève, puis la replante dans le cou de sa victime qui s’époumone de plus belle. Les Français entrent les uns après les autres tandis que les Russes se réveillent. Les cris de leurs camarades, leurs gesticulations désordonnées et leurs visages pétrifiés de douleur les emplissent de terreur. L’un d’eux se lève, Lasalle retire son sabre du visage de sa victime et cherche à le frapper. Sa lame passe au travers du russe sans lui causer le moindre mal.
            Adrien, lui, s’acharne sur sa proie. Gervais vient planter sa baïonnette dans la jambe de la victime du sergent. Deux autres soldats vont prêter main-forte à Adrien tandis que le troisième vient aider Gervais. Lasalle, lui, s’acharne sur les hommes qui se sont éveillés et se recroquevillent au fond de la pièce, près de la cheminée, comme des animaux terrifiés. Ils n’ont d’yeux que pour leurs camarades. Peuvent-ils voir sa troupe ? Pourquoi ne peut-il pas les frapper ?
            Il réessaye, visant les visages translucides. Son sabre fouette l’air une dizaine, une vingtaine de fois, sans le moindre résultat. Il se sent faiblir à chaque nouveau coup qu’il porte. Pas un seul des Russes n’a tourné son regard vers lui. Son épuisement l’aide à calmer sa fureur.
            Les râles de l’homme qui tenait la dague de Gervais changent, perdent de leur puissance. Lasalle se tourne vers ce corps mutilé par des dizaines de coups de baïonnette. À force de se débattre, il a rejeté sa couverture loin de lui. Les trois soldats l’ont transformé en écumoire, du sang coule de tout son corps, toujours translucide, mais de plus en plus rose. Le russe commence à apparaître aux yeux de Lasalle sous forme humaine.
            Comprenant que sa victime est sur le point de mourir, Lasalle se précipite vers lui et plaque sa botte contre son front. Ses hommes s’arrêtent, laissant leurs armes plantées dans la carcasse de leur ennemi et regardent leur sergent. Aucun ne parle, mais tous reconnaissent leur chef. Lasalle rassemble les forces qui lui restent et lève son sabre à deux mains pour l’abattre sur le cou du moujik de toutes ses forces. La tête grimaçante se détache du corps, maintenant bien réel pour lui. Il l’empoigne par la longue tignasse brune et la lève en l’air, telle un trophée de chasse. Une puissante vague d’énergie déferle en lui et un râle horrible, grave et rauque, jaillit de sa gorge.
            Le second russe est sur le point de décéder à son tour. Gervais cherche à le décapiter aussi, mais il manque de force, sa baïonnette ne fait que creuser un sillon dans les chairs du cou, butant sur les vertèbres cervicales. Lasalle s’avance et tranche une seconde tête. Gervais la ramasse et le brandit à son tour. Il paraît soudain plus fort, moins pâle.
            Le sergent contemple les visages terrorisés des moujiks. Ils semblent faits de craie et d’ardoise. Aucun n’a osé s’approcher. Ivan, en particulier, écarquille des yeux terrifiés. Ses mains et ses mâchoires tremblent. Lasalle s’approche de lui et le russe ne le quitte pas des yeux. Il le voit, c’est certain ! Le français pose son front contre celui du moujik, plonge son regard ivre de rage dans le sien.
            — Vous y passerez tous ! lance-t-il dans un murmure rauque et glacial.
            Ivan pousse un gémissement aigu, qui se transforme un cri. Lorsque Lasalle décolle son visage du sien, le russe se lève maladroitement, plaquant ses bras contre ses compagnons et se met à courir comme un fou. Il se rue à l’extérieur, bientôt suivi par les autres, comme autant de volutes de fumée blanche qui vont se noyer dans la neige.
            À nouveau, les ténèbres s’abattent devant les yeux d’Igor pendant un bref instant.
            La vision suivante est plus brève. Lasalle revient dans la maison, mais n’y trouve que les deux cadavres de leurs précédentes victimes. La même scène se reproduit plusieurs fois. Puis, le spectre examine les alentours de la maison, trouvant un sentier qui mène à l’étang où Igor a vu leurs cadavres, mais il n’y a pas âme qui vive. Sur son passage, les rapaces s’envolent, les lapins et les sangliers fuient. De jour comme de nuit, il cherche Ivan et ses ignobles complices. Les saisons passent, mais le décor ne change presque pas. La maison demeure la même, vision après vision. À l’endroit où se tenaient les chaudrons, seule une poignée de brin d’herbe repousse. Le temps semble figé.
            Une nuit, enfin, lorsque Lasalle et ses hommes arrivent aux abords de la maison, une lueur l’éclaire. Quelqu’un a fait brûler un feu dans la cheminée. Le spectre pénètre dans la maison où quatre silhouettes dorment. Igor voit les visages des individus, toujours comme s’ils étaient des fantômes. Aux yeux d’Igor, ils n’ont pas grand-chose en commun avec les moujiks. Il y a deux hommes, dont un très jeune, et deux femmes. Pourtant, Lasalle et les siens les massacrent sans pitié, tranchent leurs têtes et les brandissent, une fois de plus renforcés par leurs âmes.
            Le fil des souvenirs du spectre s’écoule de plus en plus vite, ne s’arrêtant que sur les meurtres que lui et les siens commettent dès que quelqu’un s’endort dans cette forêt. Ils ont tué des centaines d’hommes, femmes et parfois enfants, s’aventurant de plus en plus loin de la maison des moujiks. Le dernier en date est Werner. Un ultime souvenir permet à Igor de voir Lasalle amener sa tête jusqu’à l’étang et l’y jeter, dans un geste de dédain.
            Soudain, l’image de la forêt détrempée et plongée dans la nuit reprend ses droits. La main du spectre est toujours posée sur le crâne d’Igor. Le visage de Lasalle s’approche à quelques centimètres du sien. Il le regarde avec un sourire sadique. Puis, il détache son visage du sergent-chef et va planter son regard fou de fureur dans celui de Piotr.
            — Vous savez, maintenant.
            — Pourquoi tuer tous ces gens ? Ils ne t’ont rien fait !
            — S’ils viennent chez Ivan, alors ils sont les amis d’Ivan. La famille d’Ivan. Tous ceux qui viendront ici mourront, jusqu’à ce que j’aie la tête d’Ivan ! Vous aussi, vous le connaissez. Vous y passerez tous. Tous !
            Avant que Piotr et Igor aient pu répondre, les mains glaciales du spectre lâchent leurs têtes et, dans un râle glacial, il disparaît.

dimanche 29 octobre 2017

extraits de "jusqu'au sommeil" challenge 2016 : partie 4/5

De retour pour une nouvelle fournée d'extraits. Vous trouverez ci-dessus les extraits de 15 à 18 du challenge 2016.


Extrait 15 : La belle dame en robe blanche.

Contexte :
Après la fuite d'Harald et de sa bande, Karl réorganise les binômes. Werner est sous haute surveillance, mais il continue à le garder à l'œil. La troupe avance et le major choisit de discuter avec Piotr qui, lui aussi, peut voir les spectres.

Extrait :
            — Igor m'a dit ce qu'il a vu. Mais je tiens à avoir ton point de vue, tes croyances. Toi, tu crois aux fantômes, n'est-ce pas ?
            — Oui.
            — Depuis toujours ?
            — Non, depuis mon adolescence. Depuis…
            Il marque un silence et jette un regard derrière lui. Puis, ses yeux s'arrêtent sur Karl qui reste serein et patient. Piotr est un conscrit, enrôlé sans avoir eu le choix. Les gens comme lui sont souvent mal vus, mal aimés des sous-officiers. Normal qu'il hésite à s'ouvrir à un major.
            — Depuis la première fois que j'en ai vu un, quand j'avais douze ans. Une femme, qui marchait sur une route près d'un cimetière. Je passais là en voiture avec mes parents. Elle était jolie avec sa robe blanche un peu déchirée en bas. Elle m'a souri et m'a fait signe de la main.
            Karl ne s'attendait pas à ça. Il fait de son mieux pour masquer sa surprise, mais Piotr regarde à nouveau droit devant lui.
            — C'était à la sortie de mon village, à plus d'un kilomètre de chez moi. Je n'étais pas censé aller là, mais je voulais la revoir. Je crois que j'étais tombé amoureux d'elle. Alors j'en ai parlé à des copains du quartier, ça les a intrigués. Ils ont accepté qu'on y aille ensemble. Je ne sais plus quelle connerie on a raconté aux parents, mais un soir, on y est retourné. Elle était là, toujours sur le bord de la route. On l'a tous vue. Les copains la trouvaient belle aussi, mais elle n'a pas dû aimer qu'ils soient là. Son beau visage est devenu horrible, ses yeux se sont creusés, ses joues aussi. Sa bouche s'est ouvert tellement grand que ce n'était plus humain. Ils ont hurlé et ont fui et moi je suis resté, pétrifié. J'ai caché mon visage derrière mes mains, je ne voulais plus la voir. Puis elle m'a parlé.
            — Elle parlait ?
            — En fait j'entendais sa voix dans ma tête, mais c’était sa façon de parler. La seule qu’elle puisse utiliser. Elle voulait que je reste avec elle, elle était très douce, très gentille avec moi. Je lui rappelais son fils, qu'elle n'avait pas vu depuis sa mort, vingt-deux ans plus tôt. Elle l'attendait, mais il ne venait jamais la voir, dans son cimetière. Alors, je me suis renseigné pour elle. Ça m'a pris du temps. En fait, il était mort aussi, pendant la grande guerre, mais elle n'en savait rien. Quand je lui ai dit, elle était très triste, mais elle m'a remercié. Le lendemain, quand j'y suis retourné, elle n'était plus là.
            Karl reste silencieux. Il a réussi à s'imaginer la jolie dame à la robe blanche et un garçon de douze ans aux cheveux châtains, parlant ensemble, assis sur le muret d'un cimetière. Peu à peu, il entre dans le monde d'Igor et de Piotr. Un monde où les gens qui sont morts parlent aux gens qui ne le sont pas encore. Il lui faut un peu de temps pour admettre ça, mais le soldat n'a aucune raison de lui mentir.
            — De quoi vous parliez quand tu allais la voir ?
            Piotr sourit, soudain. Il ne se tourne toujours pas vers le major, peut-être par crainte de voir qu'il se moque de lui.
            — Au début, elle m'a raconté sa vie de vivante. Puis sa vie de morte, dans ce cimetière. Elle m'a fait comprendre que certains fantômes sont très dangereux pour les humains. J'étais gosse, alors elle n'est pas rentrée dans les détails, mais je crois que j'ai eu de la chance de tomber sur elle et pas sur un monstre, du genre de ceux qui sont ici.
            — Ça doit vraiment être une expérience particulière.

            — Oui, major. Les fantômes, c'est des gens comme nous mais qui… Comment dire… Ont été marqués par quelque chose de si fort que, dans leur tête, ils ne sont pas morts. Enfin, si j'ai bien compris. Et ceux qui ont tué Otto, Oliver et Alexej, c'est pareil. Quelqu'un pourrait sûrement faire quelque chose pour eux, avant qu'ils ne massacrent d'autres gens.


Extrait 16 : Le sens du sacrifice selon Werner.

Contexte :
Tobias a été victime d'une crampe. Pendant que Wilhelm le masse, Karl, Igor et Hermann discutent de Werner. 
C'est Hermann qui lance la première réplique.

Extrait : 
            — C'est vrai qu'il a des amis dans la Gestapo ?
(...)
            — Des amis, je ne sais pas. Mais des relations, surement.
            — Il vient de chez les SS, complète Igor. Il faut bien avouer qu'il sait se battre.
            Karl acquiesce en silence et laisse Igor poursuivre.
            — Il a le vice dans le sang, il sait toujours trouver le bon angle pour attaquer. On sent toute la rage du fanatique quand il fond sur l'ennemi. Avec le major, on commençait à penser que ce serait un élément intéressant, mais on a vite déchanté.
            — Il utilise les conscrits comme de la chair à canon pour piéger l'ennemi, poursuit Karl. Il les fait foncer tête baissée pour que les soviets sortent de leurs trous, puis il les contourne avec quelques hommes, dont les cinq autres gars et fait le job. D'un point de vue purement tactique, ce n'est pas mal. Mais là où il y a un souci, c'est qu'on n'a plus l'avantage numérique. Ça, il ne veut pas l'entendre.
            — Comment ça ? Il n'est pas au courant des rapports ?
            Karl regarde Igor. Le sergent-chef hausse les épaules, comme pour dire "autant l'affranchir tout de suite."
            — Au début, j'ai joué le jeu, comme avec tous mes sous-officiers en second. Il ne pouvait pas s'empêcher de dire que les rapports étaient truqués, que c'étaient des conneries, parce que la propagande ne disait pas la même chose. Il avait sa petite théorie, sans doute implantée dans sa tête par les SS et la gestapo. Si on nous donne ces informations, c'est parce que la Wehrmacht est composée de mous, de fainéants. Pour nous donner du cœur au ventre, l'état-major est obligé de gonfler les chiffres de l'ennemi, sinon on ne foutrait rien. Alors, pour lui, les russes sont toujours deux fois moins nombreux que nous.
            Le regard de Fleiser en dit long sur son incrédulité.
            — Il disait ça en réunion d'état major ?
            — Non, jamais. Mais quand je le prenais à part pour lui donner des ordres, il les contestait systématiquement parce qu'ils étaient guidés par les informations du commandement. Il voulait que je le laisse faire sa guerre à sa façon, parce qu'il avait l'habitude de bosser comme ça chez les Das Reich.
            — Je commence à comprendre, souffle Fleiser. Il se prend pour le chef. Sûrement que la Gestapo vous l'a affecté pour ça, d'ailleurs.
            — Oui, c'est ce qu'on pense aussi, répond Igor.
            — Et tu ne crains pas que… enfin… une fois arrivé à Briansk…
            — Qu'il aille baver aux oreilles de la gestapo que j'ai couvert la fuite de quelques déserteurs ?
            Hermann tourne la tête sur le côté.
            — Il faudrait déjà qu'il le prouve. Et je pense que personne ne confirmera sa version.
            — Tu sais major, la gestapo continue de faire peur, surtout aux soldats. Et surtout aux conscrits. Il y a toujours un risque.
            Karl se tait. le lieutenant a raison, il y a déjà pensé. Si un seul de ses hommes confirme qu'il a couvert des déserteurs, il va avoir beaucoup de mal à échapper à de très sérieux problèmes.
            — Je pense qu'on a des choses plus urgentes à penser, coupe Igor.
            — Oui, confirme Fleiser, c'est vrai. Mais il ne faudrait pas oublier non plus. Parce que lui n'oubliera pas. Et on est tous les trois dans le même bain.
            Igor jette un regard à Karl. Sans doute ont-ils pensé la même chose, à différents moments. Ils ont été aussi choqués l'un que l'autre quand Otto leur a appris que Werner avait utilisé un des cinq nouveaux volontaires comme bouclier humain pour ne pas subir les tirs d'un détachement de soviets. Il avait été pris à revers en prenant un groupe d'artilleurs d'assaut avec ses hommes. Mais cette fois, l'ennemi avait repéré son mouvement. Les quatre autres n'auraient eu aucune chance, selon Otto. Mais le cinquième, en collant Werner de près, avait réussi à s'en tirer. Quand un groupe russe a surgi armes au poing en tirant, Klemper a ramené le gamin sur lui, comme on tire une couverture. En aveugle, avec son arme de poing, il a tiré et touché son ennemi qui a lâché son arme. Otto a achevé le ruskov au moment où Werner s'approchait de lui, couteau à la main.


Extrait 17 : Hans : le cent-douzième.

Contexte :
La troupe commence à contourner un grand étang dont émane une odeur désagréable. Werner mache à quelques pas devant Hermann, Hans et Wilhelm qui le surveillent. Hermann anime la discussion autour de l'arrivée des uns et des autres dans la Wehrmacht. On apprend que Hans était un athlète de haut niveau avant d'être envoyé sur le frond de l'est.
La scène est vécue du point de vue de Werner.

Extrait :
            — Et toi, Werner, lance soudain Fleiser. Tu faisais du sport dans les jeunesses hitlériennes ?
            Werner ne desserre pas les dents. Oui, il a pratiqué la boxe pendant quelques années, mais hors de question de donner à ces types le moindre élément sur lui. Il n'oublie pas que l'adjudant fait partie de ces trois sous-officiers qui l'ont menacé d'une arme alors qu'il punissait, à juste titre, des traîtres au Reich. Mais qu'importe, ils le regretteront amèrement quand le colonel Krüger s'occupera d'eux.
            — Eh bien, sergent ? Tu n'as pas envie de nous parler de ta formation dans la fierté du Reich ? Moi je suis trop vieux pour avoir connu ça, ça m'intéresserait d'avoir l'avis d'un pur et dur comme toi.
            Sa voix n'en laisse rien paraître, mais Fleiser est forcément ironique. Werner reconnaît que cet homme-là sait parler, tourner ses phrases et y mettre le ton. Mais il ne se laissera pas berner.
            — Je crois que tu perds ton temps, adjudant, répond finalement Wilhelm. Le sergent Klemper ne parle pas avec nous.
            — C'est bien dommage. Quand on a des points de désaccord avec les hommes de sa troupe, il faut savoir en parler, échanger les points de vue. Ça résout presque tous les problèmes.
            — Vous avez eu des problèmes dans votre division, adjudant ? demande Hans.
            — Oui, un peu avant Stalingrad. On avait une poignée de jeunes pilotes, sans expérience mais avec une très forte volonté. Ils n'avaient pas envie de faire dans la finesse, ils voulaient juste casser du soviet. Point barre. On s'en est vite rendu compte, ils ont failli nous faire perdre quelques combats. Plutôt que de les recadrer et les punir, notre capitaine les a réunis avec quelques autres pilotes, dont j'ai eu la chance de faire partie. Au début, ils étaient aussi fermés que Werner. Puis l'un d'eux a expliqué son point de vue, et les autres ont suivi. On s'est aperçu qu'ils connaissaient les manœuvres tactiques, mais s'étaient mis en tête que face aux russes et leur matériel qu'on croyait mauvais, ça ne servait à rien de s'encombrer de ces fioritures. Alors on leur a raconté ce qu'on vivait depuis 1941, ce qui fonctionnait et ce qui n'avait aucune chance d'aboutir. Ça a pris du temps, mais ça a marché.
            Werner sourit. C'est bien ce qu'il pensait : l'adjudant Hermann Fleiser est un beau parleur, un homme qui essaye de tourner les esprits moins forts que le sien et les amène à voir les choses de son point de vue.
            — C'est un peu ce que le major a fait pour moi, ajoute Hans. J'étais comme Werner, enfin sauf que je n'avais pas son expérience, et je voulais juste flinguer pour le Reich. Je me voyais en héros de guerre, avec la croix d'argent. Il m'a dit que j'étais le cent-douzième.
            Il marque un silence, apparemment volontaire.
            — Le cent-douzième ? demande Fleiser.
            — Le cent-douzième gamin à peine formé à lui tenir le même discours. "Et où sont les cent-onze autres ? j'ai demandé". "Il y en a quatre-vingt onze qui sont morts. Cinq autres ont dû être amputés. Les quinze autres m'ont écouté, ont recommencé à réfléchir et sont encore en vie" qu'il m'a répondu. J'ai pas su quoi dire sur le coup.
            — Tu m'étonnes, répond Wilhelm.
            — Cette nuit-là, à chaque fois que je m'endormais, je me voyais crever. Le lendemain, je suis allé le revoir. Je lui ai dit que j'étais prêt à l'écouter. Et depuis, je suis encore en vie.
            — Je crois que votre major est vraiment un super sous-officier, lance Hermann.
            Werner se permet un soupir. Ils ne l'entendront pas, et même si c'était le cas, peu lui importe. Ici, les arbres poussent n'importe comment, voilà déjà deux fois que Werner manque de se prendre les pieds dans une racine. Avec les mains attachées devant lui, comme un vulgaire prisonnier, il aurait du mal à se retenir à une branche. Non, il tomberait, sur ce sol boueux. Et ils riraient de lui, bien sûr. Rira bien qui rira le dernier !


Extrait 18 : L'évasion.

Contexte :
Werner pense de nouveau à sa jeunesse. Le temps passant, son école a changé et il a surtout un nouveau professeur. Celui-ci critique ouvertement les juifs et explique à ses élèves ce que devraient être des parents et des enfants modèles pour l'Allemagne. Werner adhère à ce discours et se fait un ami : Franz.
Ce soir-là, lorsqu'il rentre des cours, Werner parle à Rachel d'un programme de colonies de vacances auquel il souhaite s'inscrire : les jeunesses hitlériennes. Comme il s'y attendait, la vieille Rachel s'y oppose. Elle sert le repas, une soupe insipide que Werner refuse de manger. D'habitude, en pareil cas, Rachel le laisse aller se coucher le ventre vide. Mais ce soir-là, elle insiste pour qu'il mange en le frappant à coups de martinet. Folle de rage, Rachel le bat avant de le monter dans sa chambre par le col.

Extrait :
Entre-temps, il avait réfléchi à un plan. Rachel se levait toujours vers 5h30. Il lui suffisait d'attendre qu'elle soit couchée et de partir de la maison. Avec un peu de chance, elle n'entendrait rien. Pour que ce plan fonctionne, il devait être certain que la vieille femme dorme profondément. Il estima que 4h du matin était la bonne heure. Personne ne veille à cette heure-là, pas même elle.
            Il resta allongé sur le ventre, les mains sous le menton et attendit, en silence. Non, elle ne ferait pas de lui un juif, il n'en était pas question. Ses parents lui manquaient terriblement. La tendresse de sa mère. L'intelligence et la force de son père. Il avait déjà beaucoup trop perdu aux mains de cette vieille femme atroce. Pourtant, vers deux heures du matin, il commença à sentir le poids de la fatigue fermer ses paupières. Pour la combattre, il se força à s'asseoir sur les coups de martinet à peine calmés. La douleur le réveilla. Il gémit pendant quelques instants, se forçant à demeurer dans cette position. La brûlure de sa peau lui fit monter les larmes aux yeux. Quand il ne fut plus capable de la supporter, il se remit sur le ventre.
            Ce fut alors qu'une faible lueur s'invita sous sa porte. Ce ne pouvait être que Rachel, bien sûr. Elle entra dans sa chambre et Werner feignit de dormir. Il pensa que le fait qu'il dorme hors des couvertures la tête au pied du lit aller forcément inciter la vieille femme à la méfiance.
            Le silence dura, jusqu'à ce qu'elle pose quelque chose sur la petite commode hors d'âge du fond de la chambre, très doucement. Il distinguait ses pas discrets au léger grincement du plancher. Puis, les mains de Rachel empoignèrent ses chevilles.
            Sans attendre, Werner se débattit et ouvrit les yeux. Elle tenait deux grandes cordes en lin. Elle cherchait à le ligoter. Son regard était plus fou que jamais, ses lèvres entrouvertes laissaient apparaître ses chicots teintés de brun et d'ocre.
            — Laisse-toi faire mon garçon.
            Sa voix était plus éraillée encore que les autres jours. Elle approcha, corde à la main, et tenta de saisir une première jambe. De justesse, Werner l'évita mais dut pour cela se remettre sur le dos. La douleur sur sa peau l'obligea à se lever maladroitement.
            — Qu'est-ce que tu veux faire ? osa-t-il enfin demander.
            — Tu es né impur. Alors, tu dois renaître, et dans huit jours, nous ferons de toi un vrai juif. J'aurais dû commencer par là, mais ce n'est pas trop tard. Laisse-toi faire, maintenant.
            Les idées se bousculèrent dans la tête de Werner. Coincé entre le lit et le mur, il observait la vieille femme, semblable à une prédatrice. Ses bras repliés laissaient ses mains à hauteur d'épaule. La corde était épaisse, sans doute solide. Si par malheur elle pouvait le ligoter, il ne s'en sortirait pas.
            Pour la coincer, Rachel poussa le lit vers lui. Heureusement, un pied se prit dans une latte du plancher irrégulier. Werner sauta sur le matelas en paille et, sans réfléchir, envoya son pied dans les lunettes de la vieille femme. Un craquement fut suivi d'un cri. La voix était libre. Il se rua sur la porte entrouverte et la claqua contre le mur. Sans se retourner, il descendit les marches à toute vitesse et se rua vers la porte d'entrée.
            En sortant, la morsure du froid l'accueillit. Peu lui importait, désormais. Dans les ténèbres de la ville, seul, il se sentit plus libre que jamais. Une force le poussa à courir sans cesse. Son esprit fatigué imaginait un énorme chien, aussi haut que lui, avec la tête de Rachel et ses lunettes brisées, qui le poursuivait. Il parvint jusqu'à son école, puis se repéra malgré les ténèbres pour aller à la maison de Franz et de ses parents. Le père de Franz lui avait dit qu'il l'aiderait à entrer dans les jeunesses hitlériennes, et Werner le croyait. Il lui avait dit autre chose, aussi. Qu'il était commissaire dans la Gestapo. À ce moment de sa vie, le mot Gestapo était encore flou pour le jeune Werner, privé des informations quotidiennes et dépourvu de culture contemporaine. Il savait juste que seul cet homme pouvait lui venir en aide.


mercredi 25 octobre 2017

Extraits de "jusqu'au sommeil" challenge 2016 : partie 3/5

Suite et pas encore fin des extraits de Jusqu'au sommeil. Je suis ravi que les extraits précédents vous aient plus et j'espère que ce sera encore le cas pour ceux-ci.

Vous trouverez dans ce post les extraits de 10 à 14

Le dernière fournée arrivera ce week-end. D'ici-là, je pense que j'aurais fini de rédiger l'intégralité de ce roman. En attendant : bonne lecture :)


Extrait 10 et 11 : "Vous y passerez tous !" (parties 1 et 2 fusionnées.)

Contexte :
La troupe a marché toute la nuit. Aux première lueurs de l'aurore, la fatigue s'abat sur eux. Karl décide d'une halte afin que les hommes se reposent. Ne trouvant pas de clairière, il décide de faire installer le campement au milieu du sentier et organise des tours de garde.
La scène est vécue du point de vue d'Igor.


Extraits :
            Karl et Fleiser le rejoignent brièvement. Tous deux vont inspecter le périmètre et positionner les hommes. Le Major a choisi de veiller, lui aussi, laissant à Igor la responsabilité du second tour de garde. Il acquiesce sans un mot, mais se satisfait de cette décision. Karl ne lui a toujours posé aucune question. Peut-être y a-t-il renoncé.
            Autour de lui, les hommes déploient leur tente du mieux qu'ils peuvent. Le sentier présente l'avantage d'être à peu près régulier. Il n'est pas assez large pour étaler toute la toile, mais la présence des troncs et des racines aide à les fixer. En s'y prenant bien, on peut y déployer sa couche sans subir de creux ou de bosses. Il ne lui faut qu'une poignée de minutes pour s'installer. Au loin, il entend encore les pas des soldats de faction. Parfois, la voix de Karl ou de Fleiser lui parvient, sans qu'il comprenne ce qu'ils disent. Ses paupières papillonnent de plus en plus. Il a vraiment besoin de repos.
            Il décide toutefois de s'assurer que tout aille bien pour les premiers hommes qui vont avoir la chance de se reposer enfin. Alexej et Benedikt ont déjà disparu sous la toile kaki. Il doit marcher dans les hautes herbes et contourner les racines pour passer entre les tentes. En cas d'attaque soviétique, malgré la distance laissée entre chaque campement, il serait très difficile de circuler. L'espace d'un instant, il pense à rappeler les troupes à l'ordre, puis il observe l'environnement. Par endroit, les racines dépassent de plus de trente centimètres du sol. Elles sont noueuses et épaisses. Les herbes hautes en masquent d'autres. Sur le côté gauche, des lierres ont envahi la base des chênes et des tilleuls. Malgré la clarté su jour, maintenant bien nette, il ne voit pas à plus de quinze mètres au travers des troncs, des branches et des feuilles. Les pas de chaque homme sont audibles. Si les soviets arrivent, ils les entendront de très loin et eux ne pourront progresser que très lentement.
            Il rebrousse chemin et revient vers sa tente. Il lui semble voir soudain une nappe brumeuse, à quelques dizaines de pas de lui. Il plisse les yeux et regarde à nouveau. Non, ce n'est pas de la brume, réalise-t-il. Avant que son esprit puisse formuler la moindre pensée, un hurlement de terreur résonne. Son souffle se coupe net.
            Igor accourt vers le nord du campement, tout près de là où sa propre tente est plantée. Bien sûr, ce n'est pas de la sienne que viennent les hurlements. Les masses spectrales se sont posées au-dessus de la tente de Benedikt. Il se prend les pieds dans une racine d'arbre et s'étale à terre. Il parvient, avec ses avant-bras, à amortir sa chute. Un cri long et aigü, chargé de souffrance, retentit à nouveau. Il n'est plus qu'à une poignée de mètres d'eux, mais déjà, il lui semble les voir plus nettement que lorsqu'ils ont tué Otto.
            La toile de tente du tchèque masque l'horreur qu'il est en train de subir. Igor ne voit de ces spectres que le haut du corps. Il se force à se relever, à s'approcher encore, tandis que d'autres soldats accourent.
            À l'autre bout du camp, des hurlements se mettent à retentir également. Igor tourne la tête nerveusement. Piotr se tient juste derrière lui, les yeux rivés vers la tente de Benedikt. Il est aussi livide que les spectres. Ses yeux sont exorbités, ses mâchoires crispées par l'effroi.
            Il les voit.
            La panique générale s'empare des soldats. Chacun accoure vers les hurlements les plus proches. Karl et Hermann accourent depuis la forêt et se ruent sur la tente. Ils en coupent les liens et l'arrachent du sol. Benedikt est recroquevillé sur lui-même, sur le flanc. Trois spectres se tiennent au-dessus de lui. Leurs visages secs grimacent de cruauté à chaque fois qu'ils plantent leur arme dans le corps de leur victime. Chaque nouveau coup fait jaillir un fluide translucide. Le jeune conscrit gémit, mais ne hurle plus. Karl s'agenouille auprès de lui et le secoue, ignorant tout de ce qui lui arrive en réalité.
            — Benedikt ! C'est moi, c'est Karl. Parle-moi.
            — J'ai maaal, lance-t-il d'une voix emplie de sanglots.
            — Où ça ? Dis-moi où tu as mal.
            Un des spectres se penche et plante son arme, sorte de longue lame, dans l'épaule de Benedikt. Il hurle de douleur, cette fois. Il suit le mouvement imprimé par son agresseur et se tourne sur le dos. Un autre esprit enfonce son arme dans la cuisse droite de sa victime et il tend la jambe. Alexej se jette sur son compatriote et lui crie quelque chose dans leur langue commune. Karl ne bouge plus, il n'ose rien dire ni rien faire. Quand le troisième spectre plante sa lame dans le flanc de Benedikt, au travers d'Alexej, ce dernier ne ressent rien. Mais Benedikt pousse un cri atroce, mélange de pleurs et de douleurs. Il hurle alors quelque chose dans sa langue et Alexej soulève sa tête.
            Les spectres maintiennent leur victime allongé sur le dos. Igor voit les traits de son visage devenir si pâles qu'ils se confondent avec ceux de ses agresseurs. Il ne résiste plus, ses forces l'ont presque abandonné. Des flots de liquide translucide coulent de son corps, par les plaies que les monstres lui ont infligé. Tandis qu'Alexej lui secoue la tête, une lame fantomatique se pose sur le front de Benedikt et glisse lentement le long de son visage. Le jeune tchèque hurle. De sa main gauche, il tente de repousser l'arme qui le déchire, mais en vain. Alexej lâche la tête de son compatriote et se tourne vers le Major, qui ne quitte plus Benedikt des yeux.
            Un frisson glacial parcourt Igor. Un spectre passe à travers lui et avance vers le jeune tchèque. Dans la main droite, il tient la tête torturée et grimaçante d'Oliver, un soldat discret et silencieux. Son nez proéminant semble bien plus petit devant sa bouche grande ouverte. Si grande qu'Igor peine à imaginer qu'une telle ouverture soit possible sans qu'on lui ait brisé la mâchoire. Celui qui semble être le chef de la horde spectrale confie son trophée à celui qui vient de lacérer le visage de Benedikt. Igor le voit avec une effroyable netteté. Son visage est atroce, boursouflé. Son habit rappelle de très anciens uniformes. Il brandit un sabre au-dessus du jeune tchèque qui le fixe. Plus aucun son ne sort de sa gorge. Déjà, le visage de Benedikt est devenu brumeux, translucide. Il est presque mort. Le spectre se penche vers lui, sans un mot et d'un coup sec tranche son cou. La tête fantomatique du soldat roule, tandis que son visage humain se fige sur une expression de terreur et de douleur. Alors qu'Alexej crie et secoue la carcasse sans vie de son compatriote, le chef des spectres se penche et ramasse son second trophée. Deux autres les ont rejoint, ils sont six. Six monstres assassins qui lèvent les bras en signe de victoire et poussent des cris qui résonnent comme des souffle graves et rauques.
            Le sang d'Igor se fige quand le chef de la meute se tourne vers lui et le désigne avec son sabre. Il s'approche lentement, glissant sur le sol comme un serpent. Le cœur du sergent-chef menace de s'arrêter. Le spectre se tient maintenant à deux mètres de lui. La lame de son arme est à peine à dix centimètres de sa gorge. Est-ce son tour ?
            Le monstre est affreux, défiguré. Ses yeux ne sont que deux points brillants au milieu d'un cloaque qui, jadis, dût être de la chair et des os. Igor remarque à peine l'étrange couvre-chef qui le coiffe.
            — Vous y passerez tous ![1] lui lance cette voix qui n'est qu'un murmure dans son esprit.
            Pendant quelques secondes, semblables à une éternité, le spectre le regarde. Il doit se délecter de la terreur qu'il inflige, parce qu'un sourire se dessine sur ses traits brumeux. Puis, il baisse son arme et rejoint les siens. Ils se décomposent en une nappe de brouillard et, en quelques instants, disparaissent.



[1] En français


Extrait 12 : Dissensions et révélations.

Contexte :
Après le décès de Benedikt, Igor est obligé d'admettre qu'il savait qu'Otto avait été tué par des spectres. Il justifie son silence en affirmant qu'il ne voulait pas créer un mouvement de panique au sein du groupe et, surtout, qu'il espérait qu'Otto serait l'unique victime. 
Son explication passe mal, en particulier auprès du grand soldat autrichien nomme Harald, qui n'hésite pas à le bousculer verbalement et à prôner la fuite. 
C'est Harald qui prend la parole dans la première réplique de l'extrait.

Extrait :
            — Les soviets on peut les flinguer, au moins. Je préfère affronter toute l'armée rouge que des putains de fantômes.
            Une rumeur se lève dans les rangs. Quelques-uns approuvent le grand Harald. D'autres visages sont plus fermés, septiques.
            — Tu as raison, les ruskovs, on peut les flinguer, répond l'adjudant avec un calme incroyable. Quelques-uns en tout cas, parce qu'à quelques milliers contre nous trente, ce sera vite vu. Dans le meilleur des cas, tu te feras tuer, cribler de balles. Au pire, ils se contenteront de te blesser, de te désarmer. Et ils t'emmèneront dans leurs goulags. Ce n'est pas quelques minutes de souffrance qui t'attendent là-bas, mon vieux. C'est des semaines, des mois d'humiliation, de torture, de travaux forcés, jusqu'à ce que tu ne puisses même plus lever les bras. Alors ils te laisseront crever de faim et de soif, bien en évidence, au milieu du camp, pour que tu serves d'exemple à tous les autres prisonniers.
            Un violent silence écrase les hommes. Tous savent que l'adjudant Hermann Fleiser dit vrai. Igor a même entendu des choses plus horribles encore sur la façon dont les soviets traitent leurs prisonniers.
            — Alors, reprend Fleiser, moi je préfère encore ces putains de spectres. Parce que de toute évidence, ils n'attaquent pas n'importe quand. C'est uniquement quand on s'arrête qu'ils viennent nous frapper.
            — C'est vrai, rebondit Karl. Otto a été tué à notre première halte. Oliver et Benedikt maintenant, alors qu'ils s'apprêtaient à…
            Ses yeux s'arrondissent soudain, il porte sa main à sa bouche, comme pris d'un nouvel effroi.
            — Qu'est-ce qui se passe, Major ?
            — Je crois que je viens de comprendre, reprend-il d'une voix blanche. Ils attaquent quand on dort.
            Fleiser se tourne vers Karl, Igor l'imite. Puis, les deux sous-officiers se regardent. Le calme de l'adjudant se fissure.
            — On ne peut pas dormir ? demande simplement Hermann.
            — Je crois que non, adjudant. Il faut vérifier ça. Wilhelm ? appelle le Major.
            — Je suis là, répond-il en s'approchant.
            Les hommes se sont massés autour des tentes, mais aucun n'ose se mêler aux arbres. Ils sont sur le sentier, entre les tentes, par petits groupes. L'infirmier se fraie un chemin parmi les soldats.
            — Wilhelm, après que tu aies opéré Otto, est-ce qu'il était fatigué ?
            — Oui, épuisé, même. La douleur de sa blessure l'avait éreinté, sans compter la descente d'adrénaline qui a suivi la fin de l'extraction de la balle.
            — Tu crois qu'il s'est endormi rapidement ?
            — J'y mettrai ma main à couper.
            — Ouais, intervient Harald, comme tu nous disais qu'il était mort d'une crise cardiaque, hein ? Des conneries !
            — Harald, surveille ton langage, intervient Karl avec autorité.
            Le grand autrichien lève les yeux au ciel et fait non de la tête.
            — Bon. Alexej, est-ce que Benedikt était très fatigué ?
            — Oui, répond je jeune tchèque. Comme moi, d'ailleurs. On n'attendait que ça depuis qu'on est parti de la clairière, pouvoir dormir.
            — D'accord. Qui était avec Oliver ?
            — Moi, répond Einrich. Et oui, il était épuisé aussi. Il me disait que ça faisait trois nuits qu'il n'avait pas dormi.
            — Alors, c'est bien ça, conclut Karl d'une voix basse. Si on a le malheur de s'endormir, ils arrivent et nous tuent.
            — Ouais, c'est ça, rétorque Harald. Alors plus personne ne va pioncer, et un autre d'entre nous va quand même mourir en hurlant. Et ce sera quoi la prochaine théorie fumeuse, Major ?
            Le visage de l’autrichien s'est empourpré sous la colère. Karl s'avance vers lui, le fixant droit dans les yeux. Il lui rend une demi-tête, mais dégage bien plus de force et d’assurance que son contradicteur.
            — Écoute-moi bien, soldat. Peu importent les circonstances, je reste ton Major. Continue à me parler comme ça, et je te considère comme traître à la patrie, avec tout ce que ça implique. C'est clair ?
            — Vous ne me ferez rien, réplique Harald avec une moindre assurance.
            — Tu me connais mal, mon garçon.


Extraits 13 et 14 : Tacatac et fugue.

Contexte :
Suite à l'altercation verbale avec Harald, Karl incite Igor à lui dire tout ce qu'il a vu lors de la mort d'Otto. Pendant ce temps, la troupe se restaure. Werner choisit de s'installer sur une branche d'arbre. Depuis ce point de vue, masqué en partie par les feuilles, il peut tout voir sans être vu. Lorsque Karl ressort de sa tente avec Igor, il forme binômes et trinômes et incite les soldats à se parler et se soutenir. Le danger soviétique semble écarté pour le moment.

Extrait :
            Ses ordres donnés, il se tourne vers Olienkov, juste à côté de lui. En dessous de Werner, Harald et Lars chuchotent encore. Ils se retournent vers Wolfgang et Klaus. Ils s'échangent un simple hochement de tête puis se lèvent sans hâte.
            Ces quatre-là mijotent quelque chose, pense Werner. Il tourne la tête vers le major et le sergent-chef. Fleiser les a rejoints, ils discutent ensemble. Les autres soldats retournent à leur campement, toujours aussi abattus. Le quatuor file de tente en tente, ils rassemblent les affaires des uns et des autres avec vigueur et rapidité. De toute la troupe, ils sont les seuls à faire preuve de motivation. Du haut de sa branche, Werner les voit bien. Ils sont à vingt mètres de lui, affairés à démonter le campement de Lars. Un cinquième homme s'approche d'eux, un conscrit au visage balafré dont Werner ignore le nom. Ils échangent quelques mots à voix basse, puis Harald opine du chef. Il semble être le meneur de ce petit groupe.
            Werner a déjà mangé, il ne lui reste que son campement à ranger. Quinze minutes lui suffiront amplement. Il décide de rester en observation. Sa discrétion au sein de la troupe porte ses fruits. Personne ne pense à lui, on l'oublie comme un rêve le matin. Sans compter que les feuilles d'un tilleur voisin masquent en partie la vue de la bande. Leurs regards se tournent vers les sous-officiers qui continuent à discuter, statiques. Le major jette bien un regard de temps à autres par-dessus l'épaule de Fleiser, mais il ne semble s'apercevoir de rien.
            Les quatre filent aider leur nouvelle recrue à ranger son campement. Werner doit leur reconnaître une belle efficacité. Ils sont rigoureux, méthodiques, chacun tient son rôle et l'exécute sans le moindre accroc. Alors que les autres sont mous, eux se dépêchent. Cela ne peut vouloir dire qu'une seule chose, pense-t-il.
            Les sous-officiers se séparent. Olienkov remonte vers son campement. Fleiser redescend vers le sien, au milieu du groupe. Il jette un œil aux cinq suspects, qui se sont assis à côté de leur paquetage en arc de cercle. Puis, il entame le démontage de sa tente, sans leur accorder plus d'attention. Pendant deux bonnes minutes, ils restent immobiles, jetant des regards furtifs vers l'adjudant. Ils attendent une occasion. C'est Hans qui la leur sert sur un plateau en venant proposer son aide à l'adjudant. Celui-ci se déplace et commence à replier la toile de son campement tandis que le gamin rassemble les piquets et les tendeurs.
            En silence, les uns après les autres, les cinq se lèvent. Ils n'ont d'yeux que pour Fleiser, le plus proche des sous-officiers. Le seul à même de les voir, pensent-ils. Werner pose la main sur la crosse de son K98 et replie ses jambes sur la branche de l'arbre. Son angle de tir n'est pas idéal, mais il ne peut pas se permettre de faire de bruit pour le moment.
            Harald ouvre la marche et pénètre au milieu des arbres. Il fait une quinzaine de mètres, puis deux autres le suivent. Wolfgang reste fixé sur Fleiser tandis que Klaus attend un signe de Harald. Le grand autrichien a encore fait quelques pas vers l'est. Werner ne voit que ses jambes, derrière le tronc d'un grand pin. Il fait un signe. Les deux derniers quittent le sentier et les rejoignent. C'est le moment d'agir.
            — Déserteurs ! hurle Werner en se tournant sur sa branche.
            Les cinq le cherchent du regard. Trop tard, il ouvre le feu avec son fusil mitrailleur. Il ne parvient pas à toucher Harald, mais Lars tombe à terre. Il s'interrompt et vise maintenant Klaus et Wolfgang. Ils l'ont repéré et cherchent à s'abriter. Werner tire, peut-être un peu tard. Déjà, Harald file.
            — Cessez-le feu, ordonne Fleiser qui arrive avec son Schmeisser à la main.
            Werner ne l'écoute pas et tire sur Harald, malgré le peu de chances qu'il a de l'atteindre.
            — Halte au feu ! ordonne le major de sa voix puissante. Werner, si tu tires encore une fois je t'abats !
            Werner ne quitte pas ses cibles des yeux. Son chargeur est presque vide. Seul l'autrichien a pu fuir, mais les quatre autres sont toujours planqués derrière les arbres. Il devine une moitié de visage qui l'observe et attend le moment où il relâchera son attention.
            — Major, nous avons affaire à cinq déserteurs ! Vous connaissez les ordres aussi bien que moi, personne ne déserte l'armée du Reich !
            Silence. Les quatre ne bougent toujours pas. Harald n'est plus en vue. Soudain, quelque chose heurte Werner à la tête avec violence. Il se rattrape à la branche sur laquelle il est assis et se retourne, furieux.
            En bas, à moins de deux mètres, le major le tient en joue, tandis que Fleiser tient un gros caillou dans la main.
            — Les ordres, c'est moi qui les donne, ici. Descend de cet arbre tout de suite.
            — Mon seul maître est le Führer ! C'est lui qui donne les ordres à tout le monde !
            — Si tu n'es pas en bas dans cinq secondes, je te considère comme mutin, et comme le préconise le führer, je te fais fusiller.
            Friedmann le met en joue avec son revolver, un Wahlter P38. Une excellente arme, qu'il semble avoir bien en main. Werner n'aura jamais le temps de tourner son fusil contre lui, il n'a aucune chance, d'autant qu'Olienkov arrive, arme à la main également.
            — D'accord, lance Werner fou de rage. Je vais descendre. Mais dès que nous seront à Briansk, major, vous devrez répondre de votre erreur à la gestapo.
            — Jette ton arme, sergent Klemper et magne-toi.
            Il s'exécute et laisse choir son K98 à terre. Aussitôt, Fleiser la ramasse et s'écarte de sous la branche. Werner se laisse tomber sur ses pieds et se rétablit sans mal. Il consent à peine à lever les mains. Du regard, il fusille le major.
            — Si je comprends bien, vous appliquez les ordres du Führer quand ça vous arrange, major.
            Le visage de Friedmann s'empourpre. Son index presse un peu plus fort sur la gâchette du Wahlter, puis finit par se relâcher. Sans quitter Werner des yeux, il s'adresse à ses sous-officiers en second.
            — Désarmez-moi ça. Attachez-le et fermez-lui sa gueule. Je n'en ai pas fini avec lui.
            Olienkov et Fleiser lui attrapent les poignets et l'attachent dans le dos sans ménagement. Friedmann marche vers les arbres où se terraient les réfugiés.
            — Harald, les autres, qu'est-ce que vous foutez nom de Dieu ? lance-t-il.
            — On ne déserte pas, major, répond la voix lointaine de l'autrichien. On repart par l'est. Rendez-vous à Briansk.
            — Vous allez vous faire buter par les soviets, il n'y que des plaines à l'est, ça va grouiller de ruskovs. Revenez, ne soyez pas cons !
            Sa phrase se perd parmi les arbres. Le silence, de plus en plus lourd, est la seule réponse qu’il obtient. Le major s’avance malgré tout vers les arbres où les fuyards se cachaient. Il s’accroupit à l’endroit où la balle de Werner a touché Lars. Pendant quelques secondes, il se tourne et lance au jeune sergent son regard le plus glacial.
            Oui, je leur ai tiré dessus, et oui, j’ai touché un de ces traîtres. J’espère qu’il crèvera comme Otto, Oliver et le tchèque.

samedi 21 octobre 2017

Extraits de "jusqu'au sommeil" challenge 2016 : partie 2/5

Me revoilà pour une nouvelle salve d'extraits issus du challenge 2016.
Aujourd'hui, je vous invite à prendre connaissance ou à redécouvrir les extraits de 6 à 9.

Bonne lecture :)

Extraits 6 et 7 : De quoi est mort Otto ?

Contexte :
En dépit des efforts acharnés de Wilhelm, Otto est mort. Karl fait respecter une minute de silence puis disperse ses troupes pendant quinze minutes. Pendant ce temps, tandis que les hommes reprennent leurs esprits, Wilhelm procède à un début d'autopsie. Le quart d'heure passé, les soldats se réunissent dans la clairière et Karl prend la parole.

Extraits :
            — Soldats, nous avons presque tous vu mourir le sergent-chef Otto Kelswehr, dans des conditions toujours floues. Avec les moyens dont il dispose, notre infirmier Wilhelm a tenté de comprendre ce qui l'a tué. Il a manifestement fait une violente crise cardiaque. Nous le regretterons tous, il était un grand soldat et un excellent camarade, toujours volontaire pour aider ses frères d'arme. Mais en attendant qu'on en sache plus, je veux que vous exprimiez ce que vous avez ressenti. Et si vous savez quoi que ce soit qui puisse nous aider à comprendre, j'attends que vous me le disiez au plus vite.
            Une chape de silence s'abat. Seuls les crépitements du feu se font entendre pendant de trop longues secondes.
            — C'était vraiment une crise cardiaque ?      demande le grand Harald.
            — C'est la conclusion qui semble s'imposer, pour le moment. Tu confirmes, Wilhelm ?
            — Son cœur s'est emballé subitement. Il a eu des spasmes d'une rare violence puis plus rien. C'est vrai que c'était très spectaculaire et même… franchement horrible à voir. Mais oui, je crois que c'était une crise cardiaque.
            — Ma mère est morte de ça, rebondit Günter. Vrai qu'elle a eu des spasmes. Même qu'elle bavait. Mais elle ne hurlait pas "non" ou "pitié".
            Une rumeur se lève parmi les hommes. Aussitôt, Karl lève la main et demande le silence.
            — Alors, selon toi Günter, qu'est-ce qui est arrivé à Otto ?
            — J'en sais rien, Major.
            Le regard borgne du caporal fuit celui de son sous-officier.
            — Je pense que tu as une idée. J'ai envie de l'entendre, caporal.
            Günter serre et desserre les mains. Personne ne lui prend la parole, les regards se rivent sur lui.
            — J'ai entendu parler de malédiction, de fantômes. Ça vaut ce que ça vaut, mais avec tout le respect que je dois au caporal Wilhelm Braun, je crois pas que c’était juste une crise cardiaque.
            Un court silence s'impose avant que d'autres soldats approuvent les propos de Günter. Igor déglutit. Si quelqu'un a parlé de malédiction, Karl va forcément penser que c'est lui, mais il n'a rien dit.
            — D'accord. Qui t'a parlé de ça, Günter ?
            — Tout le monde et personne. Enfin, même toi, Major, tu as dû entendre parler de ça, pas vrai ?
            — Oui, Günter, on m'en a parlé aussi. Et comme pour toute information que je reçois, j'essaye de vérifier si elle est fiable. Alors, est-ce que tu peux me citer le nom de quelqu'un qui t'aurait parlé de cette malédiction, qui t'aurait peut-être donné des détails ?
            — Ça a commencé quand on a sorti ces rebelles de la forêt. Avant qu'ils soient emmenés dans les stalags, on les a un peu cuisinés. Y'en a plusieurs qui ont dit que, de toute façon, on ne pourrait pas garder cette forêt, parce que les spectres la défendraient. Et puis, j'en ai parlé avec Piotr et il m'a confirmé que c'était vrai, qu'il y a bien des fantômes ici.
            À nouveau une rumeur s'élève dans les rangs. Igor garde le silence et regarde les soldats. Le masque de l'inquiétude s'empare à nouveau d'eux. Piotr n'est pas parmi eux, il fait partie des sentinelles qui gardent le campement. Karl laisse les hommes deviser entre eux, il tend l’oreille et essaye de capter des bribes de conversation.
            — Vous savez, les gars, entame l’adjudant Fleiser, si un ruskov était mort à chaque fois qu’on m’a parlé d’une histoire de fantômes, la guerre serait finie.
            Quelques rires se font entendre. Karl se tourne vers lui et Igor ne le quitte plus des yeux.
            — Plus sérieusement, j'ai entendu la même chose que vous à propos de cette forêt. On y a stationné pendant des mois avec la neuvième blindée. On n'était pas si nombreux que ça, des proies faciles, en somme. Il est arrivé plus d'une fois que j'aille seul dans la forêt pour m'isoler un peu. Il ne s'est jamais rien passé. J'avais entendu le même genre de rumeur en Belgique et en France. Rien non plus.
            — Vous avez peut-être eu de la chance, adjudant, répond Harald.
            — Oui, peut-être. Ou bien peut-être que ces histoires de fantômes ne sont que du folklore. Par chez vous, ça doit bien exister aussi, ce genre d'histoire, non ?
            Plusieurs soldats opinent du chef. Karl croise les bras sur la poitrine. Igor ne voit que le dos du Major mais peut deviner le soulagement se dessiner sur son visage. Fleiser est un allié efficace.
            — Est-ce qu'un d'entre vous a déjà vu l'un de ces fantômes dont on lui a parlé ?
            Le silence reprend ses droits. Les hommes regardent à gauche, à droite ou à leurs pieds. Plusieurs secondes s'écoulent sans que nul ne réponde.
            — Un fantôme, ça ne se voit pas, hasarde Alexej.
            — Je ne suis pas d'accord, répond Karl. Les fantômes sont censés apparaître devant les gens pour les effrayer, les faire fuir. Un fantôme que personne ne verrait, ce serait comme un fusil en papier, ça ne servirait à rien.
            À nouveau, quelques sourires naissent sur les visages. Igor admire l'habileté de Karl à faire parler ses hommes pour mieux les convaincre de son point de vue. Hélas, celui-ci est totalement faux.
            — Oui, reprend Alexej gêné, je voulais dire en temps normal on ne le voit pas. Il devient visible quand il a envie.
            — Là, oui, je suis d'accord avec toi. Vous avez vu apparaître des fantômes, tout à l'heure ?
            Silence. Quelques hommes dont Fleiser font "non" de la tête.
            — Ça n'empêche que le sergent-chef Otto est vraiment mort d'une drôle de façon, pointe Tobias.
            Une rumeur approbative monte dans les rangs.
            — Là-dessus, je crois qu'on est tous d'accord, approuve Fleiser. Vraiment bizarre. C'est comme quand on coupe la tête d'un poulet et qu'il continue à courir, parfois sur des centaines de mètres avant de tomber. C'est le même genre de bizarrerie. Est-ce que ce sont des poulets maudits ? J'espère que non, parce que j'en ai mangé.
            Fleiser parvient à nouveau à amuser les soldats.
            — Mon père était médecin, reprend l'adjudant. Quand j'étais plus jeune, il me racontait des tas de bizarreries qu'il voyait sur ses patients. Et après, il m'expliquait ce qui avait provoqué ces choses étranges. L'humain est très compliqué à comprendre. Je ne suis pas médecin, mais je vais vous dire ce que j'en pense, sur la base de ce que m'expliquait mon père. Le sergent-chef était allongé son le dos, les bras et les jambes en croix, à peu près de la même manière qu'on le tenait au moment où Wilhlem lui a retiré sa balle. Et il a souffert de cette expérience, on l'a tous entendu. Le caporal-chef lui a quand même retiré ce bout de métal sans pouvoir l'endormir. Je vous laisse imaginer ce que ça peut faire.
            Les visages de plusieurs soldats grimacent. Igor ne quitte plus des yeux l'adjudant dont le visage reste calme mais très expressif.
            — Ça l'a marqué, forcément. Là-dessus, il était enfin soulagé de cette blessure qui le faisait souffrir. Sa tension est retombée, il a enfin pu s'endormir. Et je crois que, marqué par cette expérience, il a fait un cauchemar très violent. Épuisé, il n'a pas réussi à s'en réveiller. Son cœur s'est emballé sous la panique et, comme l'a dit Wilhelm, il a fait une crise cardiaque.
            Une rumeur monte à nouveau. Les soldats se tournent les une vers les autres. Sascha, un appelé connu pour être un peu trouillard, se tourne vers Igor.
            — Vous en pensez quoi, sergent-chef ?
            — Je sais pas, répond-il. L'adjudant était là lors de l'opération, et c'est vrai que ça a dû traumatiser Otto. Je crois que c'est possible, oui.
            Sascha hoche de la tête. Il semble épuisé, ses yeux peinent à rester ouverts.
            — Wilhlem, reprend Karl, qu'est-ce que tu en penses, toi qui est infirmier ?
            Le jeune homme rajuste ses lunettes sur son nez et se redresse pour parler plus fort.
            — Un des médecins avec qui j'ai travaillé en hôpital, à Stuttgart, avait des théories assez similaires. Oui, ça peut arriver de mourir d'une crise cardiaque en faisant un rêve particulièrement violent dont on ne parvient pas à se réveiller. C'est très rare, mais ça existe.
            — Tu as vu des gens mourir comme ça, Wilhelm ?
            La question vient d'Einrich dont le visage a repris quelques couleurs.
            — Non, mais j'ai lu les rapports du docteur là-dessus. En dix-sept ans de pratique, il avait recensé onze cas. Certains lui avaient été rapportés par des confrères, mais il avait vu lui-même cinq personnes mourir comme ça. C'est pour ça que je crois qu'Otto a fait une crise cardiaque.


Extrait 8 : Infantry tactics for the meez.

Contexte :
Suite au décès d'Otto, Karl a besoin d'un nouveau sous-officier en seconde. Il choisir Fleiser, dont le grande de Lieutenant est plus élevé que le grade de sergent détenu par Werner. Toutefois, Fleiser n'est pas familier avec les manoeuvres d'infanterie, puisqu'il vient des panzerdivisions. Karl entreprend donc de lui transmettre quelques bases, qui pourraient être utiles en cas d'attaque soviétique dans la forêt.

Extrait :
            — Qu'est-ce que tu connais des manœuvres d'infanterie ?
            — Juste ce que j'ai vécu pendant ma formation et mes classes. Avant de passer le brevet de pilote de char, j'y ai passé six mois, en 37.
            — Tu n'as pas tout oublié, j'espère.
            — Pas tout, non. Mais une bonne partie quand même. Je saurai encore me dissimuler, avancer discrètement et me replier en bon ordre, ça fait partie de ce qu'on nous apprend aussi dans les divisions blindées, au cas où on devrait se séparer de nos chars. Mais pour ce qui est des manœuvres offensives ou des embuscades, il va falloir tout reprendre à zéro.
            Karl lui adresse un rictus.
            — Ne t'inquiètes pas trop pour ça. Vu le nombre que nous sommes, je n'envisage pas vraiment ce genre d'hypothèse. Si on tombe sur des soviets, il y a peu de chance qu'ils soient moins que nous.
            — Ça pourrait être un petit détachement, ou des éclaireurs.
            — Oui, tu as raison.
            Il s'apprête à lui expliquer son point de vue mais se retient.
            — D'ailleurs, c'est un cas de figure intéressant. Imaginons qu'on aperçoive dans la forêt un détachement d'une dizaine de russes. Mettons qu'ils avancent en colonne, entre les arbres. Nous, on est comme maintenant, sur le sentier. Qu'est-ce que tu ferais ?
            Fleiser écarquille les yeux et réfléchit. Il oriente le faisceau de sa lampe sur sa gauche, vers les arbres et les observe pendant quelques secondes.
            — On n'y voit pas grand-chose. Si on aperçoit des ennemis, ça voudra dire qu'ils sont tout proches.
            — En effet.
            — Je crois qu'il faudrait essayer des les encercler et de les capturer, pour qu'ils n'aillent pas alerter le gros de leurs troupes.
            — D'accord, partons là-dessus. Comment tu t'y prendrais ?
            — Eh bien…
            Il prend son menton entre son pouce et son index et fait crisser sa barbe sous sa peau.
            — Je dirais qu'il faut diviser notre groupe en deux, partir dans les bois et essayer de faire un arc de cercle autour des ennemis, pour leur couper la retraite.
            — Tu penses pouvoir les attraper tous ensemble ? Tu sais qu'il suffit d'un seul homme pour donner l'alerte.
            Fleiser le regarde, un sourcil levé. Karl s'efforce de maintenir une expression neutre pour ne pas donner d'indice à l'adjudant.
            — En allant vite, je crois que c'est possible, oui.
            — Bon, je vois.
            Fleiser se met à rire.
            — Ce n'est pas ça du tout ?
            — Non, mais je te rassure, tout le monde a le même réflexe. Ta manœuvre peut fonctionner dans d'autres circonstances. Si c'est toi qui infiltre le camp ennemi, par exemple. Là, on est en situation défensive, donc il faut réfléchir autrement. Tu repères la colonne ennemie. Tu retranches tes hommes de l'autre côté de la forêt et tu les disperses, comme s'ils avaient peur. En agissant comme ça, tu incites la colonne ennemie à s'approcher, à venir sur le sentier où, forcément, ils y verront plus clair. Si ça fonctionne, tu peux les cueillir. Sinon, dis-toi qu'à dix contre un nombre inconnu d'ennemi, ils ne vont pas attaquer. Au pire, ils vont se replier et aller faire leur rapport. Alors tu quittes le sentier, tu changes de cap, bref, tu brouilles la piste qu'ils ont vus.
            — D'accord, je comprends. Mais qu'est-ce qui se passerait si on exécutait ma manœuvre ?
            — Déjà, l'ennemi aurait largement le temps de fuir. On en capturerait au mieux la moitié.
            — Ah, mince !
            — Ensuite, les hommes de tête ne se laisseraient pas avoir comme ça. Ils tireraient sur nos gars, pour faire un maximum de bruit et nous faire perdre un maximum de temps. Si le gros des troupes n'est pas trop loin, on serait dans une situation critique. Et enfin, à aligner les soldats en vis-à-vis dans la forêt, il y aurait de forts risques de balles perdues. Il faut toujours garder un angle de tir qui protège les hommes de ce genre de chose. Tu peux les mettre en vis-à-vis si tu es placé en surplomb, par exemple. Ils vont tirer vers le bas et ne risquent pas de se toucher les uns les autres.


Extrait 9 : L'enfance de Werner.

Contexte :
Tandis que Karl explique à Fleiser les bases de la tactique pour infanterie, Werner marche devant eux et les écoute d'une oreille critique. 
Puis, il repense à son passé. Lorsqu'il n'avait que 10 ans, ses parents sont morts dans un accident de train. Fils unique, rejeté par son grand-père paternel, qui n'a jamais accepté que le mariage de son fils avec une femme juive, Werner est recueilli par Rachel, la sœur de sa mère. Il ne l'a vu que très peu de fois auparavant et, tout ce dont il se souvient à son propos, est son obsession de la religion juive et les conversations houleuses entre elle et sa mère concernant le mariage des parents de Werner.

Extrait :
            Ce fut pourtant cette femme sèche, au regard durci par des lunettes aux contours trop droits, qui le recueillit à la mort de ses parents. Le premier jour, elle se montra souriante, chaleureuse et rassurante. C'était bien la première fois qu'elle se comportait ainsi avec lui. Il n'oubliera jamais le lendemain matin, lorsqu'elle vint le réveiller.
            — Debout !
            La voix sèche claquait dans le silence. Elle alluma une bougie disposée sur la table de chevet. Lorsque Werner se tourna vers elle, la lueur de la chandelle conférait à son visage un aspect encore plus angoissant qu'à l'accoutumée. Les ombres creusaient son regard et ses rides.
            — Tu te lèves, tu te rinces le visage et tu descends, ordonna-t-elle. Tu as cinq minutes.
            Werner n'avait même pas le moyen de savoir l'heure qu'il était. Des larmes coulèrent le long de sa joue alors qu'il repensa à ses parents. Pourquoi avait-il fallu qu'ils meurent ? Des sanglots jaillirent de sa gorge et il replongea le visage dans cet oreiller à l'odeur de renfermé. Les cinq minutes s'écoulèrent vite, et Rachel remonta. Les escaliers grincèrent sous ses pas.
            — Tu ne m'as pas bien compris, petit Werner.
            — Je veux ma maman ! brailla-t-il.
            — Ta maman est morte. Ton papa aussi. Tu n'as plus que moi au monde.
            Ces paroles accrurent ses larmes. Ses pieds battirent le vieux matelas, faisant couiner le lit en bois. Rachel s'assit à côté de lui et passa sa main dans ses cheveux. D'un geste du coude, il la repoussa.
            Soudain, quelque chose le frappa sur les fesses et il cria de plus belle. Un second coup le poussa à se retourne. Dans sa main droite, la veille femme tenait un manche en bois duquel jaillissaient plusieurs lanières de cuir. Il n'avait jamais vu un tel objet. Son cœur se mit à battre plus fort. La tristesse et la peur se mélangeaient en lui.
            — Première règle : quand je te donne un ordre, tu m'obéis, lâcha Rachel d'un ton sec.
            — Mais…
            — Deuxième règle : tu protestes ? Tu désobéis ? Tu me contraries ? Monsieur Martinet te remet dans le droit chemin.
            — Maman ne m'aurait jamais fait ça ! Vous n'avez pas le droit !
            — Troisième règle, répondit Rachel avec un sourire carnassier sur le visage, puisque ta survie dépend de moi, j'ai tous les droits sur toi. Tu es un enfant du pêché, mon petit. Ce n'est pas ta faute, mais il est temps d'y remédier.
            Sa gorge se noua. Le rictus disparut du visage de la vieille femme et Werner reprit son souffle. Elle ne le quittait pas du regard.
            — C'est quoi le pêché ? osa-t-il d'une voix piteuse.
            — Pour les enfants d'Israël, le pêché c'est de ne pas se marier selon les règles de la Torah. C'est ce que ta mère a fait, en acceptant le mariage chrétien. Tu es né dans le pêché, mais tu vas bientôt devenir un vrai juif. Alors, peut-être que je serai plus gentille avec toi. Tu commences à comprendre ?
            Il hocha la tête nerveusement. Werner ne comprenait pas un traître mot de ce que disait Rachel. Mais il comprenait que Monsieur Martinet pouvait tomber à nouveau sur son corps. Il sentait encore la morsure des lamelles sur la chair de ses fesses, à peine protégée par son pyjama.
            — C'est déjà mieux, reprit Rachel. Et maintenant, debout ! Si je dois remonter une troisième fois, tu le regretteras.
            Elle se leva et quitta la chambre. Werner resta figé une bonne minute sur le lit, cherchant à comprendre s'il cauchemardait où si son quotidien venait de basculer en enfer. Les fesses encore douloureuses, il se leva, jeta de l'eau sur sa figure et descendit. Quelque part au fond de son cœur, la tristesse et la peur se mélangeaient déjà pour former autre chose, une sensation qui ravivait ses forces. Il ne savait pas encore ce dont il s'agissait, mais il s'y accrocha.